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Pôle des crimes sériels ou non élucidés : missions et premier bilan à deux ans
Publié le 07 mars 2024 - Mis à jour le 11 mars 2024
Le pôle dédié au traitement des crimes sériels ou non élucidés a été créé en mars 2022 au sein du tribunal judiciaire de Nanterre. L’occasion de revenir sur les missions de cet outil judiciaire unique au monde et de dresser un bilan à date.
Le pôle consacré aux crimes sériels ou non élucidés, prévu par la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire du 22 décembre 2021, a été créé le 1er mars 2022 à l’initiative du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti. Le cœur de sa mission est d’examiner les affaires criminelles et disparitions non élucidées plus de 18 mois après les faits, et d’identifier les dossiers susceptibles de connaître des avancées (nouveaux éléments ou témoignages, pistes d’enquête non explorées, évolution des techniques scientifiques…).
Longtemps attendu par les familles des victimes et leurs avocats, le pôle des crimes sériels ou non élucidés est en mesure de faire le lien entre des procédures complexes disséminées sur l’ensemble du territoire. Il est également un point de contact essentiel pour l’entraide judiciaire européenne et internationale. Les professionnels du pôle – magistrats, greffiers, juriste assistant – se consacrent entièrement à ces affaires qui, du fait de leur caractère sériel et/ou complexe, exigent un haut niveau de technicité.
Afin de saluer le bilan du pôle deux ans après sa création et de rendre hommage à l’investissement des greffiers, magistrats et juriste assistant qui le composent, Éric Dupond-Moretti s’est rendu au tribunal judiciaire de Nanterre le 7 mars 2024.
Entretien avec Benjamin Deparis, président du tribunal judiciaire de Nanterre, et Pascal Prache, procureur de la République de Nanterre
Comment le pôle des crimes sériels ou non élucidés a-t-il vu le jour ?
Benjamin Deparis : "À la suite de la remise du rapport du procureur général Jacques Dallest sur le traitement des cold cases, Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a décidé de porter la création de ce pôle, nouveau dans le paysage français. Il est entré en vigueur le 1er mars 2022 et répond à trois axes fondamentaux de progression : la spécialisation, le regroupement et la centralisation, la mémoire criminelle. Tout s’est fait très vite, que ce soit en termes législatif, bâtimentaire, de ressources humaines… Pour des affaires d’une particulière complexité, le pôle met en œuvre une justice spécifique de qualité, différente dans sa temporalité. L’écoute et l’accompagnement des victimes et de leurs proches sont également centraux."
Sur quels critères décidez-vous de prendre en charge une affaire non élucidée ?
Pascal Prache : "Le parquet a essayé de dégager quelques critères indicatifs en complément de ceux fixés par la loi et la circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces : le premier est la présomption ou la certitude de la sérialité des affaires, quelles que soient les infractions concernées relevant de la compétence du pôle. Le deuxième critère est la minorité des victimes. Nous prenons également en compte le contexte de commission des faits, en particulier s’agissant d’actes de torture ou de barbarie. Dernier critère, la complexité résultant de la dimension internationale potentielle ou avérée d’une affaire.
Nous avons également des critères indicatifs de politique pénale qui peuvent nous amener à ne pas retenir le dossier : sauf cas particuliers, le pôle n’accueille pas de procédures dans lesquelles il y a déjà une mise en examen, car cela signifie qu’il existe des pistes d’élucidation sérieuses. Il en est de même quand un suspect est clairement identifié mais en fuite. Les hypothèses de règlements de compte, en lien avec la criminalité organisée, ne sont pas retenues non plus."
Comment les dossiers à réexaminer vous parviennent-ils ?
Pascal Prache : "Une partie importante du travail est l’identification des dossiers éligibles au pôle cold cases par les parquetiers. Nous cherchons les dossiers qui correspondent aux critères prévus par la loi : la complexité du dossier, la qualification juridique des faits (meurtre, viol, séquestration, actes de torture et de barbarie) qui doivent remonter à 18 mois au moins. La sérialité est également un critère, même s’il ne suffit pas à lui seul.
Notre première source de dossiers, ce sont les juridictions. Nous avons des échanges réguliers et très fluides avec les parquets sur l’ensemble du territoire métropolitain et en outre-mer. Des avocats spécialisés dans ce type d’affaires nous contactent aussi pour nous soumettre des dossiers, tout comme les services d’enquête spécialisés, notamment l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP) et la cellule Diane de la gendarmerie. Les familles de victimes prennent également parfois directement contact avec le pôle. Autre source : les médias, en particulier la presse quotidienne régionale, pour identifier des dossiers qui avaient pu connaître un retentissement local.
Le pôle n’a pas vocation à traiter l’ensemble des affaires non élucidées, mais se saisit de celles dans lesquelles il peut apporter une plus-value."
Benjamin Deparis : "La prise en charge de dossiers au sein du pôle n’est pas qu’un simple regroupement, l’objectif est une plus grande efficience pour résoudre ces affaires grâce à la très grande expérience des juges d’instruction qui ont été choisies pour y exercer."
Dans quoi réside cette plus-value ?
Pascal Prache : "Nous envisageons les choses avec une grande humilité. Avant d’arriver au pôle, beaucoup a été fait localement pour résoudre ces affaires. Notre plus-value, c’est d’avoir des magistrats spécialisés, au siège et au parquet, qui ne se consacrent qu’à ça, en particulier des magistrats instructeurs. Nous menons par ailleurs un travail systématique avec les services d’enquête spécialisés – l’OCRVP, la Diane –, avec la brigade criminelle de Paris…
Parmi les atouts du pôle, la coopération pénale internationale. Nous travaillons avec Eurojust et Interpol sur les investigations elles-mêmes, mais aussi dans une optique de coopération juridique et technique."
Comment procédez-vous pour tenter de résoudre ces affaires ?
Pascal Prache : "L’un des actes d’enquête stratégique du pôle est la relecture croisée des dossiers. Nous repartons de zéro, vérifions ce qui a été fait, ouvrons des portes, en fermons d’autres.
Nous nous appuyons aussi sur l’amélioration des capacités techniques : dans certains dossiers, nous pouvons faire une nouvelle exploitation des scellés, recourir à l’ADN généalogique par exemple, qui est une avancée scientifique récente."
Benjamin Deparis : "Cela est naturellement le cas aussi pour les procédures instruites par les trois juges d’instruction du pôle."
La création du pôle s’est accompagnée de la création d’un nouveau cadre procédural portant sur l’étude des parcours criminels. De quoi s'agit-il ?
Pascal Prache : "Le parcours criminel est une innovation juridique extrêmement significative. Elle ne peut être utilisée que par le pôle. Cela consiste à renverser la problématique : en temps normal, nous enquêtons à partir d’un fait. Nous nous intéressons alors au parcours du mis en cause, mais toujours en lien avec les faits dont on est saisi.
Avec le parcours criminel, nous identifions des personnes qui ont été condamnées ou mises en examen pour une des infractions éligibles à la compétence du pôle, et nous retraçons tout leur parcours de vie : personnel, professionnel, géographique… L’objectif est d’identifier des faits qui pourraient potentiellement être en lien avec ce parcours criminel, y compris s’agissant de dossiers non traités par le pôle. L’idée est de lutter contre la sérialité."
Asseoir une "mémoire criminelle" est l’une des missions du pôle. En quoi cela consiste-t-il ?
Pascal Prache : "La mémoire criminelle était l’un des sujets abordés par le groupe de travail mené par Jacques Dallest, considéré comme l’un des angles morts du fonctionnement policier ou judiciaire. Construire une mémoire criminelle, c’est petit à petit établir un recueil des éléments d’information de l’ensemble des affaires criminelles non élucidées, pour avoir une vision complète des dossiers sur une période utile pour les investigations à mener. Dimension géographique, chronologique… : cette mémoire criminelle facilitera les recoupements et la remise en perspective liée à la sérialité. Nous y travaillons actuellement. Ce sera un outil précieux pour le développement du pôle, mais très au-delà, pour l’ensemble des juridictions. Il aura vocation à être partagé avec les services d’enquête."
Benjamin Deparis : "Cela rejoint l’enjeu des scellés de ces affaires, auquel nous accordons une grande importance – nous avons même un local de 150 m² spécialement dédié à leur stockage et leur conservation. La loi du 20 novembre 2023 est une première évolution, puisqu’elle empêche la destruction de scellés pendant 10 ans après la prescription de l’action publique."
Deux ans après la création du pôle, quel bilan tirez-vous ?
Benjamin Deparis : "Au 1er mars 2024, sur 385 affaires étudiées par le parquet, il y a eu 77 ouvertures d’information judiciaire et 11 parcours criminels – soit 88 affaires dont sont saisis les juges d’instruction. Cela peut sembler modeste mais sept dossiers ont d’ores et déjà évolué, soit près de 10 % des affaires traitées. Cela a débouché sur cinq mises en examen et une condamnation définitive, celle de Monique Olivier, qui a fait l’objet d’une ordonnance de mise en accusation le 23 juin 2023 et a été renvoyée devant la cour d’assises cinq mois après. Nous avons relevé ce défi, la justice est passée et a été rendue. Une autre affaire a par ailleurs été élucidée, mais qui ne donnera pas lieu à une mise en examen, le mis en cause étant décédé."
Pascal Prache : "Dix-sept enquêtes préliminaires sont également en cours d’enquête dirigées par le parquet, dont un parcours criminel."
Benjamin Deparis : "Ces résultats non négligeables doivent s’inscrire dans la durée. Quant au travail de fond mené, que l’on ne peut quantifier, il portera ses fruits ultérieurement. Notre objectif demeure de répondre à des problématiques humaines lourdes, avec parfois plusieurs décennies de passif – le dossier le plus ancien traité au sein du pôle remonte à 50 ans. Pour garder une justice de qualité, nous devons de toute manière maintenir un niveau d’activité proportionné à l’état des effectifs.
Au-delà du tour de force d’avoir rassemblé ce corpus important de 77 dossiers, d’avoir rapatrié déjà les deux tiers des scellés des affaires traitées, le pôle est désormais inscrit dans le paysage et est légitimé par ce premier bilan."