Inauguration de l’amphithéâtre Simone Veil
Publié le 07 décembre 2017
Discours de Nicole BELLOUBET, garde des sceaux, ministre de la justice
ENM Bordeaux
7 décembre 2017
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Préfet de la Région Nouvelle Aquitaine,
Monsieur le Procureur Général près la Cour de Cassation,
Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus,
Monsieur le Premier Président de la Cour d’Appel de Bordeaux,
Madame la Procureure Générale,
Monsieur le Président du tribunal de grande instance de Bordeaux,
Madame la Procureure de la République,
Monsieur le Bâtonnier et Madame la Vice-Bâtonnière,
Monsieur le Directeur de l'Ecole nationale de la magistrature
Mesdames, Messieurs les personnels de l'école,
Mesdames et messieurs les auditrices et auditeurs de justice,
Mesdames et messieurs,
Chers Jean et Pierre-François,
Mes premiers mots seront pour vous, chers Jean et Pierre-François. Merci à vous d’avoir donné votre accord pour que la mémoire de votre mère soit définitivement associée à la formation des magistrats de notre pays.
Souvent sollicités pour participer à l'inauguration de lieux qui portent le nom de votre mère, je veux aussi vous remercier tout particulièrement d’être aujourd’hui à nos côtés. C’est un honneur pour l’ENM et pour la justice de notre pays que vous ayez accepté d’assister personnellement à l’inauguration de cet amphithéâtre Simone Veil. Merci surtout à vous deux d'être ce que vous êtes, tout à la fois indéfectiblement présents à votre « maman », mais aussi empreints d'un humour distancié et affectueux à l’égard de « Simone ».
Je souhaite également et avant tout autre propos, remercier monsieur le Directeur de l’ENM, cher olivier Leurent, pour avoir engagé cette belle démarche, très symbolique. Associer les valeurs d’humanité, de liberté et de justice défendues par Simone Veil à cet amphithéâtre qui est le cœur de l’école, son épicentre, un lieu de transmission du savoir où se dessine l’avenir de la magistrature, est, Monsieur le Directeur, une initiative qui vous honore.
Introduction
J'ai eu la chance de rencontrer Simone Veil. Peu souvent, mais j'ai eu cette chance. Je ne l'oublie pas. Il en reste un regard clair, un timbre de voix et des mots. Des mots ciselés, vifs, puissants. Les mots d'une vie, ceux de sa vie.
Jorge Semprun, dans « l'écriture ou la vie » traduit formidablement cette puissance du verbe. Pendant longtemps, sa propre survie lui a imposé le silence et il doutait de la possibilité de raconter. « Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose », écrit-il… « Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance, sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de re-création. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques ».
Les mots donc, comme puissance de création ou de renaissance.
Ma principale rencontre avec Simone Veil avait eu lieu à l’occasion d’un débat sur les rapports entre mémoire et histoire. C'était à Toulouse en 2002. J’étais alors rectrice de cette académie et un travail en direction des élèves avait été engagé sur ce thème. Simone Veil a vécu dans sa chair une histoire unique qui est aussi un temps de notre histoire. Elle savait donc, mieux que quiconque, les liens indissociables entre mémoire et histoire. Ma fonction à la tête du système éducatif de l’Académie me conviait alors souvent à emprunter les chemins du passé. Ceci peut sembler paradoxal puisqu’éduquer, c’est préparer l’avenir d’une société par celui de ses jeunes générations.
Mais éduquer, c’est également remettre à ces mêmes générations le patrimoine d’une histoire, d’une culture et d’un usage du monde édifiés par leurs aînés. Cet héritage qu’elles reçoivent, et que nous leurs devons, s’accompagne aussi d’une dette à acquitter, celle de ce qui est communément appelé le devoir de mémoire. Certes, chaque génération, en particulier dans nos démocraties contemporaines, est libre quant à l’usage qu’elle fera de cet héritage, libre de l’accroître ou de dilapider, de le respecter ou de le rejeter, de le conserver ou de l’oublier. Mais cette liberté, que nous devons admettre et respecter, ne serait-ce qu’en souvenir de celle que nous eûmes, ne doit pas s’étendre à des objets sacrés. Les pages les plus tragiques de notre histoire doivent en effet être exclues de ce droit de libre inventaire car elles contiennent des messages profonds et terribles à l’encontre de la condition et des destinées humaines. Eduquer avec succès, c’est aussi baliser ces écueils de barbarie, c’est faire en sorte que jamais ne s’éteignent ces phares de la conscience morale, perçant l’obscurité où peut toujours se perdre l’avenir de nos enfants. Ce sont ces sujets,qui imposent à l’Education nationale de s’associer pleinement, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur au « travail de mémoire [1] » qui m’avaient permis de dialoguer avec Simone Veil. Je ne l’oublie pas.
C'est aussi à vous, Mesdames et Messieurs les futurs magistrats, qu'il appartient d'assurer cette juste conciliation entre le travail de mémoire et l'écriture de l'histoire.
Car au fond, qu'est-ce que juger si ce n’est confronter des mémoires singulières avec ce qu'elles comportent de marques, de souvenirs mais aussi d’inexactitudes, d’oublis volontaires ou involontaires, avec l’écriture d'une histoire plus objective, plus raisonnée, plus construite ?
Mais dans cette écriture, ne vous leurrez pas, vous serez également pris par vos émotions comme a pu l’être le bon juge Magnaud.
Martha Nussbaum dans son bel ouvrage « L'art d’être juste » le souligne. Si la justice exige la possession de nombreux instruments tels qu’une maîtrise technique du droit, une connaissance de l’histoire et du précédent, une attention scrupuleuse à l’impartialité juridique, ces éléments ne caractérisent sans doute pas à eux seuls, l’art d’être juste. « Le juge doit être un bon juge à tous égards » écrit Nussbaum, « mais afin d’être pleinement rationnels, les juges doivent également être capables de fantaisie et de sympathie. Ils doivent éduquer non seulement leurs capacités techniques mais également leur capacité à l’humanité. Sans cela, leur impartialité sera bornée et leur justice aveugle.» [2]
Parce que cette tension entre l'histoire et la mémoire est indissociablement liée à l'art de juger, Simone Veil a choisi la voie du droit. Sans doute le droit est-il la réponse la plus exigeante et la plus féconde à l’expérience ultime, absolue, de négation de la dignité de la personne humaine que représentent la barbarie nazie et l’horreur de la détention dans les camps de concentration et d’extermination ? C’est cette expérience fondatrice qu’elle a transformé, grâce à un courage et à une force de caractère hors du commun,en exigence émancipatrice.
Simone Veil choisira donc la règle de droit comme antidote à la barbarie. Elle inscrira l’état de droit comme condition d’exercice des libertés.
I. Simone Veil choisit la règle de droit comme antidote à la barbarie
Magistrate c'était un choix, en tout cas un choix résultant des circonstances de la vie puisque la vocation initiale de Simone Veil semblait plus certainement être celle d’avocate. En tout cas, le choix d’exercer une profession du droit est une vocation précoce à laquelle elle a donné un sens et une profondeur inédite, compte tenu de son histoire personnelle.
Durant sa formation au Centre national d’études judiciaires (CNEJ), elle effectue un stage en cabinet d’avocat puis est affectée auprès de deux magistrats qui assistaient le procureur général du parquet de Paris dont ils préparaient les réquisitoires. Elle approche donc le droit, du point de vue de l’avocat avant de le promouvoir du point de vue du magistrat. Cette double approche lui permet de réussir brillamment le concours de la magistrature en 1956.
Si être magistrate était un choix, c'était surtout une action, une action fondamentalement construite sur les valeurs et les principes auxquels elle croyait.
1) L’administration pénitentiaire
« La passion du droit », selon la belle expression du Doyen Carbonnier, qui jalonne sa carrière, s’exprime dès le premier poste qu’elle occupe à l’administration pénitentiaire du ministère de la justice, de 1957 à 1964. Elle est précisément installée au 2 rue Castiglione, « dans une sous-pente », selon les mots de ses deux enfants Jean et Pierre-François, qui lui rendaient régulièrement visite à l’époque.
Dans ce premier poste, elle se bat sans relâche pour des causes sensibles et humainement fondatrices, liées au sort des détenus dans les prisons. Dans ce cadre, elle s’attache aux questions de santé des détenus et au sort particulier des femmes qui souffraient de conditions de détention particulièrement rigoureuses : « Sans doute à cause de ce que j’avais subi en déportation », écrit-elle, « j’ai toujours développé une sensibilité extrême à tout ce qui, dans les rapports humains, génère humiliation et abaissement de l’autre. [3]». Elle n’hésite d’ailleurs pas à prendre des risques, dans le contexte politique de l’époque, lorsque ses convictions la poussent à s’engager en faveur de l’amélioration du sort des détenus dans l’Algérie coloniale.
Cette exigence professionnelle dévorante empiétait parfois même sur sa vie privée puisque, à l’occasion de ses congés, elle se rendait à chaque fois, dans un établissement pénitentiaire, à proximité de son lieu de vacances. Magistrate « en centrale » Simone Veil n’a ainsi cessé de se battre en faveur de la protection de la dignité de la personne humaine.
Elle a donné elle-même le sens de ce combat en 2007, à l’occasion d’un entretien à la presse. S’adressant à sa petite-fille Déborah Veil, qui participait à un échange avec une journaliste, elle a prononcé ces mots : « Tu vois, par rapport à l’administration pénitentiaire, j’insiste sur ce point qui est lié à la Shoah : on n’a pas le droit d’humilier les gens. Même en prison. Or, les conditions dans lesquelles les gens sont détenus aujourd’hui sont inacceptables ».
Cette expérience, douloureuse et essentielle, a nourri sa réflexion. Plus de vingt ans après, elle prolongeait son engagement. Au moment où elle présidait en 2008 le comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution de 1958, elle a ainsi ardemment milité en faveur de la reconnaissance constitutionnelle pleine et entière du principe de dignité de la personne humaine et de son inscription au premier alinéa de l’article 1 de notre Constitution.
2) La Direction des affaires civiles et du sceau
Après qu’elle se fut puissamment investie au sein de l’administration pénitentiaire, Jean Foyer la nomme à la direction des affaires civiles et du sceau. Elle y restera de 1966 à 1969, travaillant à de profondes réformes du code civil qui introduiront notamment une égalité de droits entre les hommes et les femmes concernant tant l’autorité sur les enfants que la gestion des biens. Dans « Une vie », Simone Veil explique qu’elle a alors travaillé aux côtés de jean Carbonnier qui lui a fait « mieux comprendre combien il est essentiel que le droit prenne en compte les réalités sociales [4] »
Sur ces bases, elle fut l’artisan de la grande loi du 11 juillet 1966 qui a consacré deux formes d’adoption : simple et plénière. C’est l’affaire Novak, dans laquelle s’opposent parents par le sang et parents adoptifs d’une petite fille, qui l’a conduite à proposer au Parlement un texte atteignant un équilibre délicat et indispensable entre les droits de l’enfant, ceux de la famille adoptive et ceux de la famille biologique.
Elle qualifiera ces cinq années de « fécondes et variées » parce qu’elle avait « le sentiment d’être en prise avec le pouls de la société, de mieux en comprendre les attentes et de participer à la mise en place de réformes nécessaires , importantes mais également tardives , ce qui » dira-t-elle, lui « donnait l’impression qu’il fallait galoper plus vite pour rattraper les retards accumulés par le droit sur les mouvements de la société ». Carbonnier encore et toujours. Carbonnier d’hier et d’aujourd’hui !
3) Conseillère au cabinet de René Pleven
En 1969, René Pleven devenu ministre de la justice lui offre un poste de conseiller technique à son cabinet [5].
Le temps qu’elle y a passé a été utile et efficace. Elle a été chargée du dossier particulièrement sensible de l’indemnisation des rapatriés. Il s’agissait d’instaurer une contribution nationale à l'indemnisation des français « dépossédés de biens situés dans un territoire antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France », selon le titre même de la loi du 15 juillet 1970 portant création de cette contribution. C’était un sujet délicat que Simone Veil a porté avec beaucoup de diplomatie, de tact et d’intelligence de situation.
A tel point que, fait assez rare pour être souligné, le Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas a écrit au Garde des Sceaux le 6 aout 1970 pour le remercier du travail effectué par ses conseillers, citant Simone Veil et deux autres de ses collègues, dont Olivier Dutheillet de Lamothe, et précisant : « A chacun, je vous serai obligé de faire part de ma réelle satisfaction dont je souhaiterais que le témoignage figurât au dossier de ces magistrats ». Bel hommage des plus hautes autorités de la République au dévouement et à l’engagement au service de l’Etat des membres de cabinet ! Je le dis aussi et volontairement devant les membres de mon propre cabinet.
Elle ne restera cependant qu’un an auprès du Garde des sceaux et, « pour reprendre un peu de souffle » (elle avait 3 enfants et chacun sait à quel point les fonctions de cabinet sont dévorantes), elle accepte une nouvelle mission.
4) Le CSM
Elle est ainsi nommée en 1970 secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature par le Président Georges Pompidou.
Je ne reprendrai pas ici les propos de Simone Veil sur le CSM mais j’insisterai simplement sur le souvenir qu’elle conserve de cette période : « malgré l’incontestable prestige du poste, je m’y suis sentie mois utile que dans les autres fonctions occupées dans le monde de la chancellerie ».
Elle souligne que la charge de travail y était moindre que dans ces précédents postes. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle a exprimé à ce moment-là le désir de siéger en juridiction, parallèlement à ses fonctions au sein du CSM. Il semblerait que le président du tribunal de grande instance de Paris ait, à l’époque, refusé, excipant de risques possibles de conflits d’intérêts.
Mais en fait, il considérait surtout qu’exercer des fonctions juridictionnelles au sein du TGI n’était pas assez valorisant pour elle au regard des fonctions qui étaient les siennes au CSM !
Cette période de la magistrature sera doublement fondatrice :
- D’une part, Simone Veil dessine, sans bien entendu le savoir, ce qui formera le reste de sa vie professionnelle. Travaillant à la chancellerie sur la protection des malades mentaux, elle noue des contacts qui lui seront ultérieurement précieux avec le ministère de la santé ; lors des années passées au CSM sa disponibilité relative lui permet de représenter la chancellerie dans diverses commissions du Conseil de l’Europe. L’implication dans les instances européennes, prend ici réellement corps ;
- D’autre part et surtout, en tant que magistrate, elle commence l’inscription de sa vie professionnelle sous le sceau de l’état de droit, cet état de droit perçu comme condition d’exercice des libertés.
II. Simone Veil inscrit l’Etat de droit comme condition d’exercice des libertés
En franchissant les portes de l’Ecole tout à l’heure, j’ai remarqué les bâches qui ornent la façade et sur lesquelles on peut lire ces deux phrases : « je ferai respecter le Droit » et « je défendrai les libertés ». Ces deux affirmations, en forme de vocation auraient pu être écrites ou prononcées par Simone Veil. Magistrate c'était un choix, une action mais c’est aussi une trace qui demeure. Celle d'une femme éprise de liberté et de justice, d’une femme qui œuvrera pour la promotion de l’état de droit et de l’égalité entre les sujets de droit.
1) L’inscription au cœur d’un état de droit
Sans doute est-il un peu audacieux, même encore aujourd’hui de relier l’activité de Simone Veil, magistrate, à celle de membre du Conseil Constitutionnel. Mais pouvais-je faire autrement ? Pouvais-je faire autrement alors même que Marcel Waline, d ans sa préface aux « Grandes décisions du Conseil constitutionnel [6] », s’attache à démontrer le caractère essentiellement juridictionnel du CC qui, écrit-il, se caractérise par deux éléments : un élément matériel : le fait qu’il statue en droit et non en équité ; et un élément formel encore plus essentiel : l’autorité de la chose jugée qui s’attache à ses décisions. Pouvais-je faire autrement alors que j’ai travaillé dans les lieux mêmes ou Simone Veil a laissé tant de traces ?
Quand elle est nommée membre du Conseil constitutionnel en 1998 par le président du Sénat René Monory, l’institution a fait sa révolution depuis quelques temps déjà et le Conseil constitutionnel n’est plus considérée comme « le chapeau dérisoire d’une démocratie dérisoire [7] » qui « ferait souffrir le droit pour servir le pouvoir », selon la formule de Pierre Marcilhacy.
La nomination de Simone Veil, dont le parcours personnel, la trajectoire professionnelle et la carrière politique sont connues et suscitent déjà l’admiration de nos concitoyens, renforce et parachève, sur le plan symbolique, le caractère juridictionnel de l’institution.
C’est une magistrate qui est nommée, pour exercer des fonctions juridictionnelles, au sein de ce qui n’est pas encore une cour constitutionnelle mais dont la légitimité et l’efficacité en matière de protection des droits et libertés est reconnue.
Simone Veil sera la deuxième femme membre du Conseil constitutionnel. La présence des femmes au sein du Conseil a toujours été source d’interrogations et de combats. De mon point de vue, cette présence ne se justifie ni par ce qui relèverait d’une nécessaire diversité sociologique, ni par ce qui serait une spécificité « féminine » de la prise de décision, ni par la singularité de méthodes de travail ! C’est un simple impératif de justice qui impose leur présence. Bien que les archives du Conseil ne soient pas encore ouvertes pour la période au cours de laquelle Simone Veil a siégé au Conseil, il est possible d’esquisser [8] quelques lignes fortes de l’engagement des femmes membres du CC parmi lesquelles Simone Veil a joué un rôle éminent :
- l’Europe tout d’abord. N. Lenoir écrit à ce sujet : « pour moi, l’essentiel est que le Conseil constitutionnel se prononce enfin sur un droit européen omniprésent, alors qu’il y a encore peu, il prétendait fermer les yeux sur le droit communautaire » [9]. La militante de l’Europe que fut Simone Veil s’est pleinement inscrite dans perspective qui fait toujours l’objet de vif débats au sein du conseil. L’ENM, je me plais à le souligner est également profondément engagée au niveau européen au travers de nombreuses actions de coopération.
- la bioéthique ensuite. Simone Veil s’y implique fortement [10]. Elle souligne d’ailleurs dans « Une vie » l’initiative heureuse de P.Séguin, Président de l’assemblée nationale qui saisit le CC pour voir confirmée la loi Bioéthique. En ce domaine, les sujets d’avenir sont nombreux et très sensibles.
- la lutte contre les discriminations enfin. La problématique de l’inégalité des chances et des mesures correctives qu’elle appelle est évidemment au cœur des questions d’intégration et de cohésion sociale. Cette question est toujours d’une brulante actualité et il faut, dans le prolongement des réflexions de Simone Veil et notamment en raison du progrès scientifique et technique prévoir et encadrer le traitement juridique de la différence de situation sans doute destinée à s’accentuer.
A l’image de Simone Veil l’ENM porte haut les valeurs universelles de l’état de droit. Ainsi la déclaration mondiale des principes qui doivent régir la formation des magistrats dans un état de droit, récemment signée à l’initiative de votre école, Monsieur le directeur, par 79 pays de plusieurs continents, en est la parfaite illustration.
Cette déclaration rappelle qu’il n’existe pas d’état de droits sans formation judiciaire de qualité et que cette formation doit bénéficier à tous les magistrats, durant toute leur vie professionnelle, en intégrant les valeurs déontologiques sans lesquelles les juges et les procureurs ne peuvent être investis de la confiance indispensable à l’exercice de leur office.
A l’image des exigences véhiculées par l’ENM, la permanence de l’état de droit exige donc la recherche de l’égalité entre les citoyens. Ce sera l’un des grands combats de Simone Veil, notamment autour de l’égalité entre les hommes et les femmes.
2) Le combat en faveur de l’émancipation féminine
Simone Veil a eu ce génie de transformer d’immenses malheurs en source d’espoirs notamment pour les femmes. L’égalité entre les femmes et les hommes s’inscrit en effet au cœur de sa lutte contre les discriminations. Sa position s’exprime simplement et clairement : « les chances pour les femmes procèdent trop duhasard et pas assez de la loi, ou plus généralement de la règle du jeu » [11].
Elle se déclare en conséquence ouvertement favorable à toutes les mesures de discrimination positive susceptibles de réduire les inégalités de chances, les inégalités sociales, les inégalités de rémunération, les inégalités de promotion dont souffrent les femmes.
Je sais que la promotion de l’année 2003 de l’ENM a choisi le nom de Simone Veil avant la promotion de l’ENA qui en a fait de même quelques années après. Les auditrices et les auditeurs étaient honorés de rendre ainsi hommage à Simone Veil, à son destin exceptionnel, avec cette fierté particulière pour eux qu’elle était avant tout magistrate.
C’était déjà, m’a-t-on dit, une promotion très féminine qui avait travaillé en activité d’ouverture et de recherche sur la féminisation de la magistrature. Simone Veil avait accepté de rencontrer les auditrices et auditeurs de cette promotion pour évoquer son parcours de femme et son rapport à la magistrature. Elle avait alors souligné que lorsqu’elle était entrée dans la magistrature, en 1956, dans un univers très majoritairement masculin, c’etait «le temps des pionnières», celui de ces femmes qui, en embrassant des « métiers d’hommes », combattaient en faveur de l’égalité des droits.
Aujourd’hui, avec plus de 70% de femmes dans les derniers concours de recrutement, la magistrature française est une des plus féminisée d’Europe. Mais, comme le relève un rapport de l’Inspection Générale de la Justice qui vient de m’être rendu sur la féminisation des métiers de la justice, cela ne signifie pas que tous les combats aient été gagnés. Bien au contraire, il nous faut encore progresser en termes d’accès des femmes aux hautes fonctions de la magistrature, d’organisation du travail pour favoriser un meilleur équilibre des temps de vie, professionnelle et familiale, mais aussi, de reconquête de la mixité des métiers de la magistrature.
Ces combats permanents en faveur de l’émancipation par le droit, au service d’une conception exigeante de la justice, Simone Veil continuera de le mener toute sa vie. Tous ses combats sont, il faut le souligner, d’une incroyable modernité. Aucun d’entre eux ne porte, hélas, la trace d’un passé révolu et résolu.
Conclusion
Choisir de donner à ce lieu d’enseignement, à cet amphithéâtre, le nom de Simone Veil est un symbole qui a la force de l'évidence
Platon, dans l’un de ses dialogues (le menon), fait dire à un personnage que les valeurs morales restent toujours délicates à définir comme à transmettre parce qu’elles s’enseignent en fait naturellement en même temps que la langue maternelle. Hélas, tant le siècle passé que celui dans lequel nous vivons, confirment tristement qu’il serait dangereux et faux de considérer la transmission des vertus et du lien social comme celle d’un capital tacite assurant de lui-même sa propre conservation. Même véhiculé par la langue, ce capital doit émerger au sein de chacune des consciences individuelles pour y être constamment revivifié et constamment renouvelé au fil des générations. Cette émergence est un processus imprécis et indécis, s’opérant selon les hasards plus ou moins conduits des apprentissages, des rencontres, des lectures et des évènements personnels. « Le seul devoir, c’est enseigner et transmettre ». Ce sont les mots de Simone Veil que l’on peut lire sur le mur de l’amphithéâtre. La justice peut y contribuer puissamment : jouant sur le registre entrelacé de l’émotion et du verbe, de la vérité et du droit, elle est particulièrement pertinente pour capturer et enraciner ces valeurs humanistes subtiles et nécessaires aux liens sociaux. Elle devient en ces occasions le vecteur lumineux de l’humanisme.
«Rien de ce qui fait la vie de notre société ne doit vous être étranger » disait à ses juges, en janvier 1990, Pierre Drai, alors premier président de la Cour de cassation. Et précisément la formation à l’ENM ne se réduit pas à l’accumulation de savoirs et connaissances juridiques.
Elle est adossée à des valeurs exigeantes qui favorisent l’émancipation à l’égard de toutes les formes d’assignation. Je vois à travers vous, Mesdames et Messieurs les auditeurs de justice, une magistrature pleine de vitalité, une magistrature consciente de sa valeur, de son rôle moral et social, une magistrature ouverte, sur la société, sur le monde. Et quelle figure plus puissante que celle de Simone Veil pour incarner cette ouverture et cette émancipation ?
En conclusion de son discours du 26 novembre 1974 à l’Assemblée nationale, lors de la présentation du projet de loi sur l’IVG Simone Veil fait état de sa confiance en vous : «Les jeunes générations nous surprennent parfois en ce qu’elles diffèrent de nous ; nous les avons-nous-mêmes élevées de façon différente de celle dont nous l’avons été. Mais cette jeunesse est courageuse, capable d’enthousiasme et de sacrifices comme les autres. Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême. »
Le destin exceptionnel de Simone Veil vous éclaire. Nous éclaire. Personnellement. Collectivement.
Mesdames, Messieurs, la mémoire de Simone Veil n’est pas seulement un héritage. Elle nourrit le présent. Elle le construit. Elle est cet humanisme lumineux. Elle est une promesse d’avenir entre les mains de votre génération.
[1] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli
[2] Martha C. Nussbaum, L’art d’être juste, 1995, Flammarion 2015 p. 241
[3] Simone Veil, Une vie, Stock, 2007, p.144
[4] Idem p.152
[5] Elle avait déjà envisagé de travailler avec lui quelques années auparavant lorsqu’il présidait la commission des lois à l’Assemblée Nationale. Il lui avait alors proposé le secrétariat de deux commissions qu’il avait créées, l’une sur le statut des malades mentaux, l’autre sur l’adoption.
[6] Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, L Favoreu et L.Philip, Dalloz, préface de Marcel Waline à la première édition, mars 1975
[7] F. Mitterrand, « Le coup d’état permanent »
[8] A valider dans sa réalité
[9] Lenoir (Noëlle), « 1992-2001 : Souvenirs d’une femme au Conseil constitutionnel », op cit
[10] Veil (Simone), « Mes années au Conseil constitutionnel », Cahiers du Conseil constitutionnel 2009 (25) op cit
[11] Simone Veil , Une vie, p.301