[Archives] Séance solennelle de l'Académie des Sciences Morales et Politique

Publié le 05 décembre 2005

Discours de Pascal Clément, ministre de la Justice, garde des Sceaux

Temps de lecture :

9 minutes

Monsieur le Chancelier, Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les membres de l'Académie,
Mesdames et Messieurs,

La France est un pays où il est courant de célébrer l’anniversaire d’une loi. Je ne crois pas que cette pratique soit si fréquente à l’étranger. Elle témoigne de l’attachement des Français à la République, à sa capacité à réguler les passions, à leur souhait de se construire un avenir commun.

Dans quelques jours, nous fêterons le centenaire de la loi du 9 décembre 1905. Tout au long de cette année, l’Académie des Sciences Morales et Politiques a coordonné une réflexion sur l’actualité de la laïcité et ses enjeux. Quatre colloques ont été organisés, ponctués par deux séances solennelles. Une fois de plus, le sérieux et l’indépendance intellectuelle de l’Académie se sont manifestés, mobilisant tous les courants de pensée, les représentants de chaque religion et des institutions concernées.

Au nom du Président de la République, qui m’a chargé de le représenter devant vous, je voudrais féliciter l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Elle a été fidèle à sa mission. Chacun de ses membres en est témoin.

Un débat public a eu lieu. Il a permis la promotion de la liberté de conscience ainsi que le respect des opinions et des croyances. Au fond, le travail de mémoire de la laïcité a été conforme à son objet.

Mais une commémoration n’est pas un panégyrique.

Un centenaire n’est pas seulement l’occasion de restituer l’héritage de la construction de la nation française, dont la laïcité est une étape. Il est aussi le moment privilégié de s’interroger sur la pertinence du modèle français.

Cette opportunité a été saisie. Mais les critiques ou les pistes évoquées n’ont jamais remis en cause le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou la tolérance en tant que valeur fondamentale de la société française.

Une conclusion, assez unanime, s’impose : la laïcité est une composante essentielle du modèle français, et elle ne signifie plus que la République et la religion soient incompatibles. Cette ouverture nouvelle exige des pouvoirs publics et de tous les Français une mobilisation sans faille pour faire respecter la laïcité.

*

*   *

Le modèle français est inséparable de la laïcité, il n’est pas inutile de le rappeler, car cette idée ne doit pas être banalisée.

La conquête des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789 a permis de proclamer avec force la liberté religieuse. Son article 10 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». Jamais ce texte fondateur de notre histoire n’a été aussi pertinent.

Ce texte doit nous rendre fiers, fiers de notre héritage, fiers de notre modèle, fiers de notre diversité.

Fiers de notre héritage, car la laïcité est ancrée dans l’histoire de la République. Le président André Damien en a retracé les origines avec sagacité.
Bien entendu, la construction du modèle français a pu être source de divisions. Emile Combes ne déclarait-il pas en 1903 : « L'ennemi de la religion, c'est le ministre du Culte » ?

Si les mémoires familiales ont oublié les circonstances de la loi de 1905, l’histoire de la querelle scolaire, et de ses multiples péripéties, est encore bien présente. La guerre froide des deux France a été une réalité. Ces divisions sont cependant derrière nous, et il nous faut constater que les grandes religions monothéistes sont elles-mêmes, désormais, attachées au principe de laïcité.

Car la France a toujours eu comme volonté d’assurer la coexistence des Français par le pacte républicain, sans exclusive et sans exclusion.

Dans notre pays passionné, la laïcité est un facteur nécessaire de notre vie en commun. Elle est un instrument de paix sociale, séparant de manière exigeante la sphère privée de la sphère publique.

Le tempérament français pousse à s’enflammer, la laïcité permet d’apaiser les relations entre les Français.

Qui d’autre qu’Aristide Briand pourrait résumer l’esprit de la laïcité : « il fallait que la séparation ne donnât pas le signal des luttes confessionnelles ; il fallait que la loi se montrât respectueuse de toutes les croyances et leur laissât la faculté de s’exprimer librement », déclarait-il en présentant le projet de loi à la Chambre des députés.

C’est donc l’esprit de Voltaire, défenseur de Calas qui anime la laïcité française. Ce n’est pas l’utopie de la construction d’un homme nouveau, apôtre martial de la raison, inspirée des premiers temps de la République, à l’époque où elle était encore dans l’enfance.

Un siècle plus tard, le gouvernement ne saurait décrire en d’autres termes sa conception libérale de la laïcité.

*

*   *

Vous l’avez rappelé au cours de votre troisième colloque, la laïcité à la française est plus qu’une singularité, elle est un modèle original.

Dans le financement des cultes, dans leur expression publique, dans l’organisation de l’école, dans la représentation des religions auprès des pouvoirs publics, la France a élaboré des solutions qui lui sont propres.

Vous avez montré au cours des précédents colloques que la laïcité était une notion souvent inconnue à l’étranger et que même les pays qui se déclarent laïcs en ont une approche différente.

Le bilan de la laïcité nous impose également de reconnaître que la République et les religions se sont réconciliées. Elles ont trouvé progressivement un motus vivendi. Les Eglises ne sont plus les adversaires de la République, mais ses partenaires, dans le respect du principe de laïcité.

La République reconnaît les religions, elle ne les ignore pas. Elle les consulte, elle les associe, elle leur fournit même une aide dans la recherche de leurs lieux de cultes.

En ce début d’hiver, elle soutient la mobilisation des catholiques, dont la préoccupation sociale n’est plus à prouver, en faveur des déshérités.

Elle conserve également ses régimes particuliers, en Alsace-Moselle ou Outre-Mer. Au cours de cette année, vous en avez montré les particularités, parfois insoupçonnées. Rappelons le avec force, il ne s’agit pas d’une entorse au principe d’égalité, mais de traditions locales éminemment respectables. Jamais ces régimes propres ne sont une entrave à l’universalisme républicain.

*

*   *

Car la laïcité ne nous empêche pas d’être fiers de notre diversité.
La France assume sa diversité. Sa diversité de croyance, sa diversité religieuse, sa diversité culturelle.

En effet, la laïcité est devenue un instrument d’un dialogue respectueux entre l’Etat et les Eglises. Je souligne ce pluriel à dessein.

Le régime du concordat antérieur à 1905 reconnaissait déjà quatre cultes, celui de la majorité des Français, le culte catholique, le culte réformé, le culte luthérien et le culte israélite.

L’Empire faisait, à l’époque, de la France le protecteur des musulmans. Le maréchal Lyautey prônait dans ses mandats l'ouverture au monde musulman. Il fut d’ailleurs l’initiateur de la Grande Mosquée de Paris.

Depuis la religion musulmane est devenue la deuxième religion française. Aves ses spécificités, le culte musulman s’est vu reconnaître la place qui est la sienne. La création du Conseil Français du Culte Musulman est, à cet égard, une étape majeure.

Ainsi représentés, avec l’impulsion de l’Etat sans qu’il ne se soit ingéré dans les affaires internes au culte, nos concitoyens musulmans pourront ainsi organiser les modalités pratiques liées à l’exercice de leurs cultes.

L’exemple de la pratique religieuse dans les établissements pénitentiaires me semble significatif.

Le code de procédure pénale consacre, au sein de la détention, le principe fondamental de la liberté religieuse : chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle.

Toute nouvelle construction d’établissement pénitentiaire prévoit la création d’une salle polycultuelle, spécifiquement réservée à la pratique des différentes confessions. Elles sont partagées entre les différentes aumôneries.

L’administration pénitentiaire agrée et rémunère 900 aumôniers, dont 66 aumôniers musulmans. J’ai nommé récemment un aumônier national des prisons musulman, en accord avec le Conseil Français du Culte Musulman. C’est la reconnaissance de la liberté religieuse pour tous les détenus que j’ai ainsi voulu manifester.

C’est sur le fondement de la loi de 1905 que cette évolution a été possible. Elle se révèle adaptée à l’évolution de la population française.

Ces modalités pratiques sont des enjeux réels pour chacune des Eglises. Il serait vain d’ignorer non plus les difficultés d’autres religions. Je pense en particulier aux branches des Eglises protestantes les plus dynamiques ou aux catholiques qui recherchent des lieux de cultes dans les villes nouvelles. Au nom du gouvernement, le Ministre de l’Intérieur, chargé des cultes, veille au respect de la laïcité, et donc au refus de toute discrimination.

*

*   *

Cette ouverture nouvelle exige des pouvoirs publics et de tous les Français une mobilisation sans faille pour faire respecter la laïcité.

Faire respecter la laïcité, c’est avant tout garantir le principe de neutralité.

L’année précédent la commémoration de la loi de 1905 a vu naître la loi du 15 mars 2004 relative à l’application de la laïcité dans les services publics.

Le vide juridique existant dans les écoles, les collèges et les lycées publics avait entraîné des comportements incompatibles avec les valeurs républicaines. L’interdiction du port de signes et de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse s’inscrit dans la droite ligne de la loi de 1905.

La loi nouvelle réaffirme la neutralité de l’espace public, sans interdire l’appartenance discrète à une religion.

Car la République ne peut que rejeter les divisions, les règles particulières, la discrimination. Elle ne peut que refuser le communautarisme.

Le repli sur son identité, qu’elle soit religieuse ou autre, est la négation de nos valeurs communes. La France est une communauté de destin. On ne peut être catholique, musulman ou juif puis Français. Oublier ce fondement de la République, c’est ouvrir la porte à des revendications qui conduiraient à séparer les Français.

C’est pourquoi la République n’accepte pas non plus la séparation des hommes et des femmes, dans des activités sportives ou dans la vie quotidienne.

C’est pourquoi l’hôpital refuse également qu’un patient s’adresse exclusivement à un médecin de son sexe.

C’est pourquoi la Justice condamne avec fermeté toute discrimination qui serait fondée sur l’origine ou sur la religion. Dans ce cas, elle n’hésite pas à prononcer des sanctions d’une très grande fermeté.

Ce fut donc une loi nécessaire, conforme à nos engagements européens et au principe d’impartialité de l’Etat. Son application pacifique en témoigne aujourd’hui.

*

*   *

Mais faire respecter la laïcité, c’est aussi lutter contre le fanatisme.

Au sein de la communauté internationale, la France rejette le mythe de la « guerre des civilisations », alibi de la haine entre les hommes. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique, la France a toujours combattu les assimilations inacceptables entre une religion et l’usage de la force armée.

Nous avons renforcé notre arsenal législatif contre le terrorisme. Mais nous avons défendu la liberté religieuse et les systèmes culturels qui nous sont différents.

L’action internationale du Président de la République, Jacques Chirac, en témoigne quotidiennement.

La lutte contre l’antisémitisme concourt également au respect de la laïcité. Depuis mon arrivée à la chancellerie, j’accorde une très grande attention à la répression de l’antisémitisme.

Il est vrai que les actes antisémites ont progressé au cours des dernières années, s’élevant à 430 en 2004. Mais la Justice a fait preuve d’une très grande réactivité.
Je voudrais souligner qu’en ce domaine, le taux de réponse pénale est très largement supérieur aux autres contentieux, puisqu’il s’élève à 95%.
Les réponses sont, en outre, formulées en temps réel dès que possible. Elles sont adaptées, y compris à l’égard des mineurs, qui sont orientés vers des stages de citoyenneté afin qu’ils comprennent la portée de leurs actes.

La laïcité est un apprentissage de tolérance.

Faire respecter la laïcité, c’est enfin lutter contre les phénomènes sectaires, qui camouflent des intérêts matériels derrière la spiritualité.

La recherche de soi a conduit des individus fragiles à confier leur avenir à des mouvements fantaisistes ou dangereux, qui n’ont de religieux que le nom.

Le principe de laïcité impose aux pouvoirs publics de définir la frontière entre une religion et un groupement sectaire. Cette prérogative exceptionnelle doit s’entourer de précautions pour garantir la liberté de conscience. C’est là encore la différence entre le modèle français et le modèle américain.

A l’égard des nouvelles formes de religiosité, le droit laïc doit respecter le principe de neutralité. Mais les sectes doivent également respecter le droit de la république laïque. Celui-ci permet, depuis la loi du 12 juin 2001, de sanctionner la manipulation mentale. Il permet également de sanctionner les personnes morales qui seraient impliquées dans des infractions concernant leurs adeptes.

Les dérives sont contrôlées activement par les parlementaires, à l’origine de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), remplacée par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). L’administration, dont le Ministère de la Justice, observe une très grande vigilance en ce domaine.

En outre, les victimes des groupements sectaires sont accueillies par des associations dont il faut saluer le dévouement.

*

*   *

Mesdames et Messieurs,

La laïcité est une conquête de la République. Les religions sont un choix de vie et une espérance. Ni l’une, ni les autres ne doivent s’opposer.

La France a réussi à instaurer un régime équilibré autour duquel les Français peuvent se rassembler. Je souhaite donc une longue vie à la loi de 1905.

Je vous remercie de votre attention.