[Archives] Ouverture des conférences du droit et de l’économie (UNESCO)

Publié le 25 juin 2010

Discours de Mme Alliot-Marie, ministre d'Etat, garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés

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6 minutes

Monsieur le Bâtonnier,

Monsieur le Président du Conseil National des Barreaux,

Mesdames et Messieurs,

 

Le 14 décembre 1810, un décret impérial rétablissait le barreau de Paris.

Une parenthèse s’achevait : celle de la suppression pendant vingt années de la profession d’avocat.

Une histoire commençait : celle dont nous célébrons ces jours-ci les deux cents premières années.

 

Mesdames et Messieurs,

 

D’autres raconteront mieux que moi l’histoire du barreau de Paris de 1810 à nos jours.

 

Je m’en tiendrai à un seul fait particulièrement significatif.

 

Dès 1810, une fois recréé le barreau de Paris, le Conseil de l’Ordre prit deux décisions :

-        il rétablit le Bureau de Consultation gratuite pour les indigents ;

-        il créa la Conférence du Stage.

 

Tels sont les avocats.

Défenseurs des droits et artistes du verbe.

Piliers de l’Etat de droit et champion de l’argument.

Protecteurs des libertés et porte-paroles des plus démunis.

« Ordre et transgression », le thème de votre colloque renvoie à cette double nature de l’avocat.

L’avocat incarne l’ordre, n’en déplaise à certains.

L’ordre n’est pas un mot grossier.

Il n’y a pas de contradiction entre ordre et défense des libertés.

Les libertés individuelles et collectives ne s’épanouissent que dans le cadre d’un certain ordre social.

Un ordre juridique, fondé sur une règle de droit équitable, acceptée parce que compréhensible par tous, parce qu’égale pour chacun.

Un ordre démocratique, permettant à chacun de faire valoir ses droits, quel que soit son origine, son âge, son sexe, ses revenus.

Un ordre dynamique, parce que le droit est un facteur de modernisation, dès lors qu’il accompagne l’évolution des fondements de la société.

L’avocat incarne l’ordre. Il incarne aussi la transgression.

Encore faut-il s’entendre sur les termes.

Les transgressions d’aujourd’hui ne ressemblent guère à celles d’hier.

Baudelaire était licencieux aux yeux de ses juges. Il paraît aujourd’hui bien sage.

Michel Foucault était scandaleux. Il est devenu un classique, lu et discuté dans toutes les universités.

 

- Aujourd’hui, la crise de l’autorité affecte tous les pans de la société.

Pour certains, la transgression devient parfois la norme, le respect de la loi l’exception.

Le goût de l’interdit l’emporte sur les règles de la vie en commun.

Les caprices de l’individu-roi triomphent de l’intérêt général. 

La règle d’un groupe, d’un clan ou d’une communauté prévaut sur celle de la Nation.

- A l’heure où la société se complexifie, la frontière entre la transgression et le respect de la loi s’opacifie.

Quand le téléchargement illégal est parfois une activité anodine  pour les jeunes, comment leur expliquer qu’ils enfreignent la loi ?

Quand des généticiens clonent des cellules vivantes, où est la transgression, où est le respect de la loi ?

Face aux demandes de certains, peut-on légaliser la gestation pour autrui sans porter atteinte au respect de l’être humain et à la sécurité de la filiation ?

La transgression peut exprimer le passage d’un ordre juridique à un autre. C’est alors qu’elle devient un levier de progrès.

Tout ordre juridique est inscrit dans un lieu et un temps donné.

Les familles d’aujourd’hui étonneraient les auteurs du code civil.

La cybercriminalité dérouterait ceux du code pénal.

La mondialisation plongerait ceux du code de commerce dans la perplexité.

Tout ordre juridique doit être en phase avec la société qu’il régit.

C’est pourquoi il a vocation à être supplanté par un ordre juridique nouveau.

Les avocats transgressent l’ordre établi au nom d’un principe supérieur et novateur.

Qu’il s’agisse des enjeux de la mondialisation, de la mutation des modèles familiaux, des nouvelles formes de la délinquance, des défis en matière de bioéthique, les avocats font entendre leur voix et contribuent à faire évoluer le droit.

En bousculant les ordres juridiques obsolètes, les avocats accélèrent le cours de l’histoire.

En éclairant le droit à la lumière des droits de l’homme et des libertés individuelles, ils facilitent l’évolution de la norme juridique.

« La vraie morale se moque de la morale », écrivait Pascal.

La moralité n’est pas le moralisme.

Il peut arriver que le vrai droit se moque du droit. Le droit ne se résume pas à l’ordre juridique d’un temps donné.

N’en tirons pas l’idée que le droit serait relatif.

Bien sûr, une règle juridique d’hier peut paraître aujourd’hui désuète.

Parfois les transgressions d’hier sont devenues le droit d’aujourd’hui. Il arrive aussi que le droit d’hier soit vécu aujourd’hui comme une transgression.

N’en tirons pas l’idée que la morale juridique est relative.

Sachons au contraire en déduire que si l’ordre juridique est contingent, le droit porte les valeurs fondamentales de l’homme.

Il remplit des fonctions essentielles au sein de notre société : pacifier les relations sociales, apaiser les conflits, assurer la cohésion de la société.

 

Il véhicule les règles et les principes qui forgent l’identité d’une Nation et la volonté de vivre ensemble, autour d’un destin partagé.

- Il y a de l’impertinence chez les avocats, parfois du culot.

Celui de briser les tabous et les conservatismes.

Celui de bousculer les habitudes et les conformismes.

- Il y a aussi de la vigilance.

Celle d’assumer les convictions humanistes contre les préjugés, les blocages et les crispations.

Celle de rappeler les valeurs et les missions du droit au sein de notre société.

Celle de toujours préférer l’Etat de droit à l’état du droit.

 

Mesdames et Messieurs,

 

Les avocats ont toujours été au rendez-vous de l’histoire.

En 1810, la France avait besoin du talent des avocats pour bâtir l’Etat de droit moderne.

En 2010, notre pays a besoin de votre audace pour préparer le monde de l’après-crise.

Depuis plus de deux ans, le monde est confronté à une crise d’ampleur inégalée depuis 1929.

Nul ne sait quand nous en sortirons définitivement.

Nul ne peut mesurer quelles en seront les conséquences à long terme sur nos sociétés et sur nos modes de vie.

 

Toute crise est un révélateur.

Celle-ci a révélé les conséquences de l’effacement de la norme juridique au profit des exigences des marchés financiers.

Tout se passe comme si la cigale financière avait étouffé la fourmi juridique.

Le temps est venu pour les acteurs du droit de préparer le retour de la norme juridique, condition de la vie en société, condition de la pacification des relations sociales.

Le temps est venu, pour les avocats, de jouer tout leur rôle dans la régulation de notre économie.

Le temps est venu, Mesdames et messieurs, de transgresser.

Transgresser les préjugés pour s’affirmer au sein de l’entreprise.

La fonction juridique y est aujourd’hui sous-représentée.

Pourtant, les juristes ont un rôle essentiel à jouer dans la prise en compte du risque juridique et dans la définition de la stratégie d’entreprise.

Les avocats doivent s’imposer.

La culture juridique doit devenir partie intégrante de la culture d’entreprise.

C’est l’une des clés de la régulation économique de demain.

Transgresser les habitudes pour s’affirmer dans la concurrence internationale.

Les avocats français sont trop peu présents face aux exigences d’un marché internationalisé.

La profession doit savoir s’adapter, se moderniser, se remettre en cause.

Il existe aujourd’hui une politique de place pour renforcer la compétitivité financière de Paris.

Je veux une politique de place pour renforcer la compétitivité juridique de Paris.

 

C’est l’enjeu de la réforme des professions juridiques, votée à l’assemblée nationale.

Je veux donner aux avocats les moyens de faire valoir leurs atouts :

-        en favorisant les regroupements

-        en facilitant les échanges européens

-        en développant les nouvelles technologies.

 

Transgresser le déclinisme, le défaitisme, le repli sur soi pour refuser l’uniformisation juridique à l’échelle planétaire.

Face à l’influence du droit anglo-saxon sur notre sol comme à l’étranger, je veux, avec vous, promouvoir le modèle juridique français.

Le droit continental a prouvé sa solidité au fil des siècles. La crise économique et financière en a une nouvelle fois montré la pertinence.

La tradition de droit continental repose sur un juste équilibre entre l’intervention de l’Etat et la liberté d’entreprendre.

Elle permettra de construire les nouvelles régulations dont le monde a besoin.

Construire une croissance équilibrée, profitant à chacun des acteurs économiques.

Construire un capitalisme humain et raisonnable, en encadrant les bonus bancaire et le recours au crédit.

Construire un développement durable, respectueux de la planète, au-delà des seuls intérêts économiques et privés.

 

Avocats du barreau de Paris,

 

Vos prédécesseurs ont pour nom Berryer, Jeanne Chauvin, Edgar Demange, Maurice Garçon, et tant d’autres encore.

Tous ont marqué le barreau de leur voix, de leur talent, de leurs valeurs.

Tous ont choisi le métier d’avocat par passion du droit, par passion pour la justice.

Tous ont su transgresser au nom d’une vision supérieure du droit et de la loi.

Soyez dignes de leur héritage.

Sachez placer votre enthousiasme, votre énergie, votre dynamisme au service d’une société plus équitable et d’un monde plus juste.

Sachez faire preuve d’ambition pour les avocats de Paris, de France et d’ailleurs.

Sachez faire preuve d’audace, de courage et de caractère ; en un mot : de liberté !