[Archives] Cour européenne des droits de l’Homme

Publié le 25 janvier 2013

Discours de Madame Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice

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Monsieur le Président, Dean SPIELMANN, Monsieur le Président, Theodor MERON, Mesdames et Messieurs, les Premiers Présidents, Mesdames et Messieurs, les Procureurs généraux, le Procureur général, Mesdames et Messieurs, les Présidents, Monsieur le Vice-président, Mesdames et Messieurs, les Parlementaires, Mesdames et Messieurs, les élus, Mesdames et Messieurs, Excellence, je suis honorée. J’éprouve un bonheur particulier à être parmi vous, pour cette grande et belle rentrée solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le siège de cette Cour est ici, à Strasbourg, en France. Au nom du gouvernement, j’ai le privilège de me considérer comme l’hôte de cette très belle et grande institution. En cette occasion, je voudrais rendre hommage aux pionniers du Conseil de l’Europe, à toutes celles et à tous ceux qui ont su, il y a un peu plus de soixante ans, comprendre l’intérêt d’une telle institution. De part son caractère déclaratoire, la Société des Nations a montré les limites de son efficacité. Je rends hommage aux pionniers qui ont fait le pari de créer une telle organisation. Elle est chargée de rendre effectif le respect des droits de l’Homme.

Aujourd’hui, cette communauté de valeurs partagées incarne ce pari. Nous nous sommes fixés des valeurs communes. Cette communauté repose sur un socle normatif solide. Je pense à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950. Je pense au contrôle institutionnel exercé par l’Assemblée parlementaire, par le Comité des ministres et par cette Cour européenne des droits de l’Homme, qui défend le respect de ces droits et de ces libertés fondamentales.

Monsieur le Président SPIELMANN, vous avez été élu il y a quelques semaines. Je vous adresse mes félicitations personnelles et chaleureuses, au nom du gouvernement français, après les félicitations chaleureuses, que le président de la République, François HOLLANDE, vous a adressées, il y a quelques semaines.

Vous êtes un éminent juriste. Vous avez débuté votre carrière en qualité d’avocat. Vous avez enseigné, y compris à l’université de Nancy. En 2004, vous avez été nommé juge au sein de cette institution. En 2011, vous êtes devenu président de section, puis vice-président en 2012. Vous succédez brillamment à Jean-Paul COSTA, qui a admirablement assuré la présidence de cette belle institution.

Monsieur le Président COSTA, je veux saluer votre engagement sans faille et votre volonté. Vous avez toujours voulu progresser. Vous avez fait preuve d’un talent particulier pour résoudre de nombreux conflits. Vous avez su déployer votre art du consensus, sans jamais renier les principes fondamentaux. Je salue votre effort au profit d’une modernisation et les réformes que vous avez introduites, afin que cette Cour entre résolument dans le XXIe siècle.

Monsieur le Président SPIELMANN, vous relevez ces défis. Vous prenez le relai. Vous allez devoir assurer une plus grande efficacité, défendre une plus grande autorité et veiller à une meilleure réputation de cette belle Cour. Vous prenez le relai au moment où la Cour s’est interrogée. Du moins, elle a été interrogée sur certaines rigidités, qui ont été évoquées dans le rapport du Groupe des Sages, présenté en 2006. Depuis, des conférences ont eu lieu. Vous citiez la Conférence de Brighton. Il y eut également la Conférence d’Izmir et celle d’Interlaken. Depuis ces conférences, des réponses ont été apportées à certaines observations relatives aux difficultés de fonctionnement de la Cour. Ces réponses ont fait leurs preuves. Aujourd’hui, cette Cour peut montrer à quel point elle est unique au monde. Elle rayonne ! Elle représente 47 pays et plus de 800 millions d’habitants. Ses missions sont particulières. Elle examine deux types de requêtes. Celles des Etats sont de plus en plus rares. Au contraire, les requêtes individuelles sont de plus en plus nombreuses.

Monsieur le Président, vous l’avez dit vous-même, d’une certaine façon, cette Cour est victime de son succès. Non seulement, elle représente 47 pays d’Europe, mais elle sert de référence. Elle inspire de nombreux autres pays dans le monde. Cette responsabilité est magnifique. Elle traduit ce que Monsieur Édouard HUSSON exprimait. Ce dernier disait que le temps est révolu où seule une partie du monde était responsable du monde. Aujourd’hui, l’ensemble du monde est responsable de l’ensemble du monde. Par conséquent, les arrêts, que vous rendez, font vivre les droits de l’Homme et les libertés fondamentales, comme les pays d’Europe et les pionniers, dont je parlais précédemment, les ont définis. Tous les arrêts, que vous rendez, participent à l’évolution de la démocratie dans le monde. En effet, nous sommes tous responsables du monde. Toutes les démocraties en appellent à l’application des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Ici, en ce lieu, la Cour participe à l’amélioration de l’état du monde.

Je le disais, cette Cour est victime de son succès. Elle a rendu de très nombreux arrêts. Instituée en 1959, elle siège de façon permanente depuis 1998. Entre 1959 et 1998, elle a rendu, me semble-t-il, 837 arrêts. Je parle avec précaution. Les statistiques sont produites par votre Cour. Vous les connaissez mieux que moi. Entre 1959 et 1998, elle a rendu 837 arrêts, et plus de 16 000 depuis ! Entre 1999 et 2012, près de 390 000 décisions de recevabilité ont été prises, et près de 80 000 pour la seule année 2012 !

Depuis le droit de recours individuel, la Cour représente, dans l’esprit des citoyens européens, un recours et une garantie. Par la voix de son président de la République, la France s’est exprimée. En tant que Garde des Sceaux, je vous confirme notre souci, pour qu’à l’avenir, la Cour ne devienne pas un grand tribunal d’appel. La Cour doit demeurer au-dessus, au sommet de l’architecture de nos juridictions de droit, garantissant les droits de l’homme et les libertés fondamentales. La Cour ne doit pas être un échelon supérieur de nos juridictions nationales.

Ainsi, nous devons accompagner le nouvel élan de cette Cour. Des réponses ont déjà été apportées à son fonctionnement : augmentation de ses effectifs, amélioration de son budget, modification de ses méthodes (notamment celles du greffe) et de certaines procédures. Au-delà, nous devrons veiller à ce que cette Cour soit effectivement saisie de requêtes relatives aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. Évidemment, cet effort en appelle aux Etats et à leurs responsabilités vis-à-vis de la Cour, qui enregistre 95 % de décisions d’irrecevabilité. L’appréciation des requêtes soumises à la Cour soulève des questions. Les Etats doivent prendre leurs responsabilités. Si le droit de recours individuel demeure un principe, les Etats doivent surtout faire vivre la subsidiarité. Les Etats doivent appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, mais ils doivent aussi anticiper. Ils doivent faire de la prévention. Ils doivent informer et veiller à l’exécution des décisions de la Cour. Surtout, ils doivent prendre des dispositions générales de façon à éviter les affaires répétitives. Des affaires se ressemblent. Des mesures d’ordre général peuvent tenir compte des décisions de la Cour. Ainsi, les Etats pourront faire vivre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

De plus, des mesures communes sont nécessaires. Il faut développer le dialogue entre les juges et la formation des magistrats. Il faut multiplier les échanges. La France veut accompagner ce nouvel élan. Elle le démontre ! Par exemple, elle participe activement aux négociations liées à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention. Monsieur le Président, vous venez de le dire, il n’existe aucune raison pour que l’Union européenne hésite encore. La décision politique a été prise. Elle a été actée à Lisbonne. Cela fera le plus grand bien à l’Union européenne. Ses décisions gagneront en crédibilité.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, la France est active. Elle est au côté de la Cour européenne des droits de l’Homme, parce que nous partageons, sur la justice, des principes essentiels. Nous voulons une justice accessible, diligente et efficace. La Cour européenne des droits de l’Homme mobilise des citoyens européens. Sa vigilance contribue à améliorer notre droit interne. Ces dernières années, les décisions et les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme ont fait progresser notre législation. Vous êtes sollicités parce que vous avez la confiance des juges, des avocats, des milieux universitaires, de la société civile, et bien entendu, des citoyens.

Cette confiance est justifiée. Vous faites progresser notre droit. Je pense aux articles 2 et 3 de la Convention sur le respect de la vie, l’inviolabilité du corps humain, l’interdiction des traitements inhumains et dégradants et l’interdiction de la torture. Les décisions et les arrêts de la Cour ont beaucoup inspiré le droit. Ils se sont imposés à notre droit. La France, sur un certain nombre de sujets, s’est soumise bien volontiers. Parfois, elle est même allée au-delà du contenu des arrêts. La France a accueilli, et elle continue à accueillir, avec intérêt et beaucoup d’attention, les arrêts de la Cour.

Ces vingt dernières années, notre droit a progressé. Par exemple, je pense à l’arrêt HUVIG et KRUSLIN sur les écoutes téléphoniques administratives ou judiciaires. Nous avons progressé ! Nous continuons à progresser, entre autres, grâce à l’arrêt MEDVEDYEV, sur le ministère public en France. Nous travaillons à la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Dans quelques mois, cette réforme sera effective si le Parlement y consent. L’arrêt BRUSCO nous a permis d’avancer sur la garde à vue, l’arrêt RAVON sur la contestation, et notamment sur la procédure et les délais de la contestation des perquisitions décidées par l’administration fiscale. Plusieurs arrêts (FRÉROT et PAYET) nous ont permis, entre autres, d’améliorer notre loi pénitentiaire française. Nous avons introduit les notions liées au respect de la dignité et de l’intégrité humaine. Des réformes nous ont fait progresser sur la présomption d’innocence. Depuis l’arrêt BAUDOIN, nous protégeons mieux les personnes nécessitant des traitements psychiatriques. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme ont vraiment élevé notre droit interne. Nous lui sommes reconnaissants.

Néanmoins, je ne vous cacherai pas, que, depuis quelques mois, je ressens une injustice particulière. Lorsqu’un arrêt sanctionne la France, c’est au Garde des Sceaux qu’il convient de répondre, de s’expliquer, et parfois, de s’excuser. Cette position est très inconfortable. Elle n’est pas spécialement désagréable, dans la mesure où j’adhère totalement aux exigences de la Cour sur les droits et les libertés.

Cette Cour continuera à prospérer. Chaque Etat devra veiller à ce qu’elle ne soit pas surchargée. En tout cas, la France sera à vos côtés, avec bienveillance. Je me permets de rendre un hommage particulier à René CASSIN. Cette magnifique figure française a été un compagnon de la Libération. Il s’est battu pour faire reculer l’horreur nazie. En 1968, il a reçu le prix Nobel de la paix. Entre 1965 et 1968, il a présidé la Cour européenne des droits de l’Homme. Nous le savons tous, il a participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Cette très grande et belle figure nous rappelle la place et le rôle que la France a joué dans la prise en compte des droits et des libertés fondamentales. Bien sûr, tous les pays d’Europe y contribuent avec beaucoup d’ardeur et de ferveur. Cette Cour contribue à rapprocher nos droits différents et nos législations différentes. Les pays d’Europe ont cette capacité extraordinaire à faire vivre les notions de dignité et d’intégrité. Nous travaillons ensemble pour développer les droits de l’Homme et les libertés fondamentales. Cette Cour est un exemple aux yeux du monde. Nous avons toutes les raisons de la faire vivre, de la faire valoir et de nous en prévaloir. Un humanisme inspire nos décisions. Un humanisme inspire notre action. Un humanisme mobilise la France aux côtés de la Cour européenne des droits de l’Homme. Nous assumons pleinement et clairement un humanisme, au sens décrit par René CHAR. Ce dernier invitait à un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils – à la fantaisie des soleils d’Europe – et décidé à payer le prix pour cela. Je vous remercie.