[Archives] Conference de l'Agence des droits fondamentaux de l'UE

Publié le 08 décembre 2008

Discours de Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

Monsieur le Vice-président de la Commission européenne,
Madame la Présidente du Conseil d’administration de l’agence des droits fondamentaux,
Mesdames, messieurs,

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Je suis très heureuse et honorée de participer à cette première conférence de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, à Paris.

Je me félicite tout particulièrement de l’organisation commune de cette manifestation, qui est le témoignage concret de notre aspiration à pouvoir travailler ensemble.

Vous avez choisi d’aborder le thème de la liberté d’expression  : cela traduit votre souhait de vous saisir des questions les plus sensibles pour nos sociétés.

La liberté d’expression est en effet une question qui ne cessera jamais de se poser tant que nos pays d’Europe chercheront à progresser dans la voie de la démocratie. Elle est à la fois une règle fondamentale et un idéal à poursuivre ; un droit inaliénable et un horizon vers lequel il faut tendre de tous nos efforts.

La liberté d’expression, c’est d’abord une conquête de nos prédécesseurs, dont nous devons mesurer le prix. Je voudrais rappeler que c’est à Paris, au Palais de Chaillot, à une centaine de mètres d’ici, que la Déclaration universelle des droits de l’Homme a été signée . C’était le 10 décembre 1948. Cette déclaration était l’œuvre de grands juristes, de dirigeants éminents de tous les pays démocratiques.

Elle était surtout le fruit de plusieurs années de luttes et de résistances contre des régimes totalitaires dont la première marque était précisément de bannir la liberté d’expression.

N’oublions jamais que cette déclaration historique a été payée par le sang des femmes et des hommes qui se sont sacrifiés pour que leurs enfants retrouvent la liberté de parler et de penser. La liberté d’expression est d’abord un héritage précieux, qu’il nous faut préserver et revendiquer . Le Président de la République organise dans quelques instants une cérémonie commémorative à laquelle je me rendrai pour rappeler le souvenir et la portée de ces événements.

Mais la liberté d’expression reste aussi un enjeu actuel .

Dans un monde marqué par le fanatisme et la violence, nos démocraties ont le devoir de rappeler à chaque instant leur attachement au dialogue et à l’écoute de l’autre ; la liberté d’expression, c’est celle de chacun d’entre nous, mais c’est aussi celle de ceux qui pensent différemment.

La liberté d’expression est donc la pierre angulaire de la démocratie.

L’Union européenne l’a inscrite dans degrands textes fondateurs  : la Convention européenne des droits de l’Homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Ces textes ont été complétés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et de la Cour de justice des communautés européennes. La semaine dernière, j’étais en compagnie de José-Manuel Barroso à Luxembourg pour l’inauguration des nouveaux locaux de la Cour. J’ai souligné que l’Union européenne reposait avant tout sur le compromis et la négociation, entre les institutions européennes, entre les Etats membres.

Pourquoi la liberté d’expression est-elle inséparable de l’idée de démocratie ? Parce qu’elle est la première garantie d’un exercice sain du pouvoir politique. Aucun pays, aucun peuple ne peut prospérer sans être gouverné ; la liberté d’expression garantit la transparence et le choix démocratique dans l’exercice du pouvoir.

Le socle de la philosophie politique européenne est résumé par l’analyse du penseur allemand Hegel : si un gouvernant refuse la liberté d’expression, c’est qu’il compte gouverner contre le peuple.

Dans une démocratie, nous n’avons pas tous la même idée du bien commun; mais la liberté d’expression permet à chacun de se faire entendre et d’interpeler ceux qui assument les responsabilités.

Je pense en particulier à la liberté de la presse.

La liberté de la presse est la voix de la démocratie. Elle exprime la diversité des opinions dans le débat politique. Elle éclaire l’opinion publique en lui donnant accès à  l’information.

Dans un univers où l’information circule de plus en plus vite, et où sa vérification est de plus en plus difficile, la qualité et le professionnalisme des journalistes revêtent une attention et une importance toute particulière.

La déontologie de la presse et la recherche de la fiabilité des sources d’information sont des garanties contre les dérives de la liberté d’expression. Car la liberté d’expression ne peut pas être une porte ouverte à la diffusion de toutes les opinions, quelles qu’elles soient. Elle impose un équilibre entre le droit à la parole et le respect des valeurs morales et politiques.  La recherche de cet équilibre est plus importante que jamais au moment où nous pénétrons dans l’ère numérique, et je sais que la Ministre de la Culture et de la Communication, Christine Albanel, réfléchit avec tous nos partenaires européens sur ce sujet.

La nécessité de garantir le plus large accès à l’information, de défendre l’indépendance des médias et la liberté de l’expression artistique doit s’accompagner du souci de protéger chacun contre le mensonge, les expressions de haine et la négation de la dignité ou de l’intimité humaine.

Internet a donné une nouvelle dimension à la liberté d’expression, en créant des espaces sans limite. Chacun dispose aujourd’hui du pouvoir d’exprimer son avis, ses convictions, ses valeurs. Les blogs et les sites d’opinions se sont développés.

Le revers de cette situation, c’est que nous sommes entrés dans un système de plus en plus difficile à maîtriser : n’importe quelle nouvelle peut se répandre en quelques minutes, sur l’ensemble de la planète, sans que son authenticité soit vérifiée. Les rumeurs peuvent bafouer des Hommes, affaiblir les démocraties ; elles ont aussi joué un rôle non négligeable dans la crise financière, en provoquant des mouvements qui ont faussé les marchés.

Nous savons aussi que l'usage des nouvelles technologies permet de véhiculer sans limite des propos à caractère haineux, incitant à la violence ou au rejet. Ce n’est pas acceptable.

Nos sociétés doivent protéger l’équilibre entre la liberté de chacun et le respect de l’autre.

La Justice est en première ligne pour veiller au respect de cet équilibre.

La Justice a pour mission d’assurer la protection de la liberté d’expression , car elle est le garant des libertés individuelles .

Il doit s’opposer à toute forme de censure, qu’elle soit le fait de l’administration ou de personnes privées, comme à toute atteinte à la vérité et à la dignité. La Cour européenne des droits de l’Homme a eu l’occasion de le rappeler à de nombreuses reprises.

L’Union européenne s’est aussi engagée dans ce domaine, comme en témoigne l’adoption récente des décisions-cadres sur la lutte contre le racisme et la xénophobie ou la lutte contre le terrorisme.

Cela soulève des questions très délicates. A partir de quand un discours fait-il l’apologie du racisme ou du terrorisme ? Il est bien difficile de donner des réponses générales, surtout à l’échelle de l’Europe. Dans des sociétés toujours plus ouvertes, trouver les bonnes réponses implique d’y réfléchir ensemble. Les travaux de votre conférence seront donc très précieux.

La Justice a aussi le devoir de sanctionner les abus de la liberté d’expression. Toute démocratie a besoin d’un débat d’idées, de confrontation des points de vue, de contestation des idées reçues ou des idées dominantes. La critique fait progresser notre société et renouvelle nos débats.

Mais il faut aussi admettre qu’il y a des limites qu’il n’est pas possible de franchir sans porter atteinte au respect des personnes. C’est pourquoi le juge, dans certains cas, doit intervenir pour assurer le respect de la vie privée, des croyances, de la dignité et parfois même tout simplement, de la vérité. Il faut pour cela définir des procédures claires, assurant le respect des droits du plaignant comme ceux de la personne incriminée.

Le droit de notre pays dans cette matière a sans doute vieilli. La sanction de la diffamation relève aujourd’hui de la justice pénale. Mais la procédure pénale est peut-être trop lourde pour traiter ce qui n’est qu’un excès de la liberté d’expression.

C’est pourquoi je vais proposer au Parlement français de dépénaliser la diffamation et de confier ces affaires à la Justice civile.

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Mesdames et Messieurs,

La protection des droits fondamentaux ne doit pas être négligée dans la construction européenne .

Nous n’avons pas le droit d’oublier que la liberté d’expression n’est pas un acquis définitif. Elle reste un des objectifs que nos gouvernements doivent poursuivre avec énergie. Il suffit de rappeler le cas de Roberto Saviano, auteur courageux d’un livre sur la mafia, intitulé Gomorra. Vous le savez, cet homme vit aujourd’hui traqué, en danger de mort, pour avoir dénoncé le crime organisé dans sa région.

Grâce à ses missions d’expertise et d’analyse, votre Agence nous rappellera à nos responsabilités. Elle appuiera les efforts de nos gouvernements et de tous ceux qui, dans la société civile, travaillent à la défense des libertés fondamentales.

Je souhaite que vos travaux puissent être les plus fructueux possible.

Je vous remercie.