[Archives] Conférence Eurojust et équipes communes d’enquêtes

Publié le 17 juillet 2008

Discours de Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux, ministre de la Justice - Toulouse le 17 juillet 2008

Monsieur le Vice-Président de la Commission européenne, Cher Jacques,
Messieurs les Ministres, Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,

Conférence Eurojust, Pfue, à Toulouse

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Je suis heureuse d'ouvrir le cycle des conférences que le ministère de la Justice organise tout au long de la présidence française de l'Union européenne.

 

Je veux d'abord vous remercier de votre présence, ici à Toulouse : c'est une ville-symbole de l'intelligence et de la création européennes. Toulouse nous invite à construire l'Europe.

 

S'il y a parmi nous un artisan inlassable et passionné de la construction européenne, c'est bien Jacques Barrot. Le soutien de la Commission nous est particulièrement précieux pour faire aboutir nos projets. Je veux lui dire que nous y sommes particulièrement sensibles.

 

Je veux aussi saluer Mariano Bermejo et Ernst Hirsch Ballin, ministres espagnol et néerlandais de la Justice. Ils m'ont fait l'amitié de venir aujourd'hui.

 

Avec Ernst, nous avons eu une réunion de travail en juin à La Haye. Avec Mariano, nous avons mis en place le 3 juillet le groupe de liaison anti-drogue franco-espagnol. A Cannes, la semaine dernière, j'ai pu à nouveau mesurer notre volonté commune d'approfondir l'Europe de la justice.

 

L'Espace judiciaire européen, on en parle depuis plus de trente ans. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui a été le premier à développer ce concept.

Depuis, cet espace n'a cessé de s'agrandir :

  • d'abord dans ses frontières, avec les élargissements successifs qui ont conduit à l'Europe des vingt-sept ;
  • ensuite dans ses réalisations : l'espace Schengen, les magistrats de liaisons, le mandat d'arrêt européen, qui a entièrement rénové la procédure d'extradition en Europe.

 

Personne n'imaginait qu'un jour les ressortissants nationaux pourraient être extradés. Depuis sa mise en œuvre, en 2004, plus de 10 000 mandats d'arrêt européens ont été diffusés.

 

La coopération judiciaire en matière pénale s'est progressivement structurée :

  • d'abord autour des points de contact du Réseau judiciaire européen, mis en place en 1998,
  • puis au sein d'Eurojust, institué en 2002.

Elle se développe également grâce aux équipes communes d'enquête et à l'interconnexion des casiers judiciaires.

 

Vous le voyez : beaucoup de réalisations, beaucoup d'outils développés.

Mais nous devons nous poser des questions :

  • sur les objectifs de l'action que nous menons ensemble et sur sa lisibilité,
  • sur la manière d'aller plus loin et comment progresser concrètement.

Des objectifs politiques clairs, avec des réponses efficaces.

 

Voilà ce qu'attendent de nous les citoyens de l'Europe. La confiance dans le devenir de l'Europe serait plus forte si les citoyens comprenaient quels sont les objectifs poursuivis, quels sont les moyens employés, quels sont les résultats atteints.

 

Cet impératif existe dans tous les domaines de la construction européenne. Il est ressenti plus vivement encore en matière de justice. Parce que la justice est le pilier de l'Etat de droit. Parce qu'il n'y a pas de justice sans confiance.

 

Je vous le dis franchement et directement : nous ne faisons pas l'Europe de la justice parce que cela fait bien d'ajouter un pan à l'édifice commun.

 

Non ! Nous voulons construire cet espace de sécurité, de justice et de liberté, parce qu'il répond à des attentes. Parce qu'il y a des secteurs où notre action conjuguée est nécessaire. Parce qu'elle apporte une valeur ajoutée.

 

Nous voilà au cœur du sujet qui nous réunit aujourd'hui : ce que nous voulons pour Eurojust et pour les équipes communes d'enquête.

 

Ce sont des objectifs essentiels. Je sais que beaucoup de nos partenaires les partagent. Nous proposons d'avancer ensemble au cours de la présidence française.

 

La coopération pénale européenne est une nécessité pour rendre l'Europe plus protectrice.

 

Les citoyens européens attendent que l'Europe les protège davantage, qu'elle garantisse leur sécurité.

 

Un sondage publié en juin dernier par la Commission européenne le montre très bien :

  • 81% des Européens estiment que l'Union européenne est le bon niveau pour lutter efficacement contre le terrorisme ou la criminalité organisée ;
  • 76% des citoyens souhaitent que la coopération judiciaire et policière européenne soit renforcée.

Vous le voyez, ces attentes sont très majoritaires. Nous n'avons pas le droit de décevoir des attentes aussi fortes.

 

Ces préoccupations doivent être mises en parallèle avec l'évolution de la criminalité organisée. Elle se développe comme une hydre souterraine dans cet espace sans frontières que nous avons créé.

 

Je pense en particulier au terrorisme qui constitue de loin la menace la plus sérieuse contre nos sociétés démocratiques et les droits de l'homme. Les échanges d'informations entre les Etats membres sont au cœur de la lutte que nous devons mener, jour après jour, contre ce fléau mortel. C'est un sujet sensible auquel œuvre Gilles de Kerchove.

 

Je pense également à d'autres formes graves de la criminalité organisée : le trafic international de stupéfiants, les trafics d'êtres humains, le blanchiment d'argent, la contrefaçon, la cybercriminalité, la pédopornographie sur Internet... Toutes nos sociétés y sont confrontées.

 

Ce n'est pas en luttant de manière isolée que nous marquerons des points. C'est en fédérant nos énergies et nos ressources. C'est en tirant le meilleur parti des instruments qui sont à notre disposition.

 

Eurojust et les équipes communes d'enquête ont bien évidemment toute leur place dans le dispositif que nous devons déployer.

 

Il faut tout d'abord renforcer les capacités d'Eurojust.

 

Eurojust répond à un véritable besoin. Son activité depuis 2002 est en croissance permanente : 1 085 dossiers en 2007.
Ses moyens de traitement de l'information se sont développés. Des partenariats ont été conclus avec des pays tiers, comme les Etats-Unis. Ils permettent un partage d'expérience.

 

Eurojust a démontré son savoir-faire, comme instrument de coopération réactif et opérationnel. Un exemple, l'opération Koala contre les réseaux pédophiles en 2007 : des enquêtes dans 19 pays, 92 interpellations, 50.000 courriers électroniques saisis et plusieurs millions d'images à caractère pédophile...

C'est une opération qui dépassait largement le cadre européen.

Seul Eurojust avait les moyens de coordonner une telle intervention. On voit bien que la coopération bilatérale n'est pas suffisante pour ce genre d'affaires. Il faut aller au-delà.

 

Après six années d'existence, le bilan d'Eurojust est encourageant. Mais son action montre aussi ses limites :

  • Eurojust n'est pas suffisamment informé par les Etats membres, notamment en matière de terrorisme.
  • Les pouvoirs des membres nationaux ne sont pas suffisamment harmonisés.
  • La majorité des dossiers traités par Eurojust sont des dossiers bilatéraux impliquant seulement deux Etats membres, alors que l'unité a naturellement vocation à intervenir dans les dossiers multilatéraux. C'est là que le besoin de coordination est le plus important.
  • La coopération entre Eurojust et le réseau judiciaire européen doit être mieux régulée pour que l'action de chacun soit complémentaire l'une de l'autre.

Une réflexion sur l'avenir d'Eurojust a été engagée par la Commission européenne et par la présidence portugaise en 2007. Le Parlement européen a toute sa place dans cette réflexion : je salue la présence aujourd'hui de Mme Renata Weber.

 

La France souhaite faire aboutir cette évolution pour qu'Eurojust devienne une unité de pointe de la coopération judiciaire, avec des pouvoirs élargis.

 

Avec treize autres partenaires, nous avons déposé deux projets de décision :

  • le premier est une révision de la décision du Conseil du 28 février 2002. Son objectif est de renforcer Eurojust ;
  • le second, basé sur l'Action Commune du 29 juin 1998, vise à consolider le réseau judiciaire européen.

Le projet de texte sur Eurojust poursuit quatre objectifs :

Premier objectif : renforcer la coordination des enquêtes.

Le Collège d'Eurojust aura un rôle d'arbitre en cas de difficulté dans un dossier. Il pourra intervenir dans deux situations :

  • les refus réitérés d'accorder l'entraide,
  • les conflits de juridiction qui peuvent surgir entre deux pays.

 

Il est également prévu d'harmoniser les pouvoirs des membres nationaux. Ils pourront recevoir et transmettre des demandes d'entraide, assurer le suivi de leur exécution. Ils pourront préparer la mise en place d'une équipe commune d'enquête et y participer.

Par ailleurs, en tant qu'autorités judiciaires de leur pays, ils pourront, avec l'accord des autorités chargées des enquêtes, émettre des demandes de coopération judiciaire et faire exécuter sur le territoire national de leur Etat des demandes émanant d'autres pays.

Ils pourront enfin autoriser des livraisons surveillées en cas d'urgence.

Deuxième objectif : augmenter les capacités opérationnelles d'Eurojust.

Cela suppose de créer une cellule de coordination d'urgence, fonctionnant 7 jours sur 7. Ce point est essentiel. Il faut qu'Eurojust puisse travailler au rythme des enquêtes et des affaires pénales. La coopération opérationnelle impose de pouvoir agir sans délai.

Troisième objectif : favoriser la transmission d'informations à Eurojust.

La gestion du renseignement est un élément central de la fonction de coordination dans les dossiers multilatéraux. L'objectif final est de pouvoir faire des recoupements avec d'autres dossiers.


Il s'agit aussi de renforcer les échanges avec les autres services européens de lutte contre la criminalité. Je pense en particulier à Europol et à l'Office de lutte anti-fraude. Nous devons offrir un front commun contre la criminalité organisée.

Quatrième objectif : renforcer la coopération judiciaire avec les pays situés hors de l'Union européenne.

Cela passe par la création de postes de magistrats de liaison, détachés par Eurojust auprès de pays tiers. Ils auront pour mission de faciliter l'exécution des commissions rogatoires internationales provenant des Etats membres de l'Union.

 

Ces évolutions sont nécessaires. Les négociations engagées sous présidence slovène ont considérablement progressé. Des accords partiels sont intervenus lors des Conseil Justice et affaires intérieures du 18 avril et du 6 juin. La présidence française émet le souhait que ce texte puisse faire l'objet d'un accord politique global lors du Conseil JAI des 24 et 25 juillet prochain.

 

Dans le même temps, il faut inciter les Etats membres à recourir plus largement aux équipes communes d'enquête.

 

L'équipe commune d'enquête, c'est la réunion de deux Etas qui coopèrent dans une seule enquête, pour une seule procédure, en vue d'un seul jugement.

 

L'équipe déroge au fonctionnement habituel de la coopération judiciaire : elle permet aux autorités chargées des enquêtes de se communiquer des pièces de procédure sans demande d'entraide préalable ; elle permet aussi aux agents étrangers détachés dans l'équipe de rédiger des procès-verbaux dans leur propre langue et selon leur propre droit.

 

C'est un formidable instrument de coopération. Il est d'une grande efficacité, parce qu'il est souple, parce qu'il est réactif, parce que les informations circulent en temps réel.

 

Depuis 2002, 35 équipes communes d'enquête ont été constituées. A elles seules, l'Espagne et la France en ont créé 11 : nos deux pays y ont recours en matière de lutte contre le terrorisme et le trafic de stupéfiants. Depuis un an, la France a également étendu sa coopération avec les Pays-Bas, la Roumanie et la Bulgarie.

 

Ce premier bilan montre néanmoins que cet instrument est peu utilisé, malgré la recrudescence de la délinquance transfrontalière.

 

Comme pour tant d'innovations en Europe, c'est la dynamique créée qui lance le mouvement. Je sens que ce moment est arrivé et que ces équipes ont un bel avenir devant elles.

Beaucoup d'entre vous en sont les acteurs. Je veux vous encourager à continuer dans cette voie. Parce que vous êtes les pionniers d'une coopération judiciaire inventive, qui répond à des besoins et qui fonctionne sur le terrain.

Vous comprendrez que je tienne aujourd'hui à remercier plus particulièrement François Falletti, représentant de la France à Eurojust, au moment où il quitte ses fonctions. Après quatre années à La Haye, il va prendre les fonctions de procureur général à la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Je souhaite aussi plein succès à son successeur, Gérard Loubens.

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Mesdames et Messieurs,

 

Les conclusions de cette conférence ne sont pas écrites à l'avance. Elles s'appuieront sur vos analyses et vos attentes de praticiens. Vous êtes venus de toute l'Europe pour réfléchir à la meilleure utilisation possible de ces deux outils de coopération judiciaire que sont Eurojust et les équipes communes d'enquête.

 

Les instruments ne sont pas tout. Il faut des femmes et des hommes pour les mettre en œuvre. La coopération judiciaire, ce n'est pas une mécanique désincarnée et froide. C'est une réalité humaine, faite de contacts personnels entre des juges et des procureurs, animés du même désir de faire progresser les dossiers pour une justice plus rapide et plus juste.

 

Pour une justice plus proche des victimes.

 

Pour une justice qui soit à la hauteur des exigences légitimes de nos concitoyens.

C'est cette dimension humaine qui est inscrite au cœur de notre action pour l'Europe.

 

Je vous remercie.