[Archives] Conditions de traitement judiciaire de l'affaire dite d'Outreau

Publié le 09 juin 2006

Discours de Christian Raysseguier, Inspecteur général des services judiciaires : remise du rapport au garde des Sceaux

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Par lettre de mission du 1er décembre 2005, le garde des Sceaux a saisi l’Inspection générale des services judiciaires d’une enquête administrative aux fins d’examiner l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles le dossier d’Outreau avait été traité par l’autorité judiciaire.

Le ministre m’a demandé, notamment, de rechercher si, aux différents stades de la procédure, des dysfonctionnements du service de la justice ou des comportements individuels constitutifs de fautes professionnelles avaient pu influer sur le traitement de cette affaire et de proposer les mesures qui s’avéreraient utiles.

Le rapport de l’Inspection a été remis au garde des Sceaux qui a décidé de le rendre public.

Avant de vous livrer brièvement les principales conclusions de ce rapport, il me semble utile de vous donner quelques indications sur les conditions et l’esprit dans lesquels ont été menées nos investigations.

Compte tenu de l’ampleur de la tâche à accomplir, une équipe de 6 inspecteurs a été désignée pour conduire cette mission. Comme tous les membres de l’inspection, ce sont des magistrats soumis aux exigences déontologiques d’impartialité, d’objectivité et de loyauté.

Ils ont bien entendu étudié de manière approfondie le dossier de la procédure et un grand nombre d’autres dossiers et documents, tels, notamment, les rapports administratifs établis par le parquet. Les inspecteurs ont par ailleurs entendu près de 100 personnes ayant eu à connaître de l’affaire à des degrés divers. Ont été également entendus les acquittés ayant accepté de les rencontrer et plusieurs personnalités ayant déjà conduit une réflexion sur le sujet.

Les inspecteurs ne se sont pas limités à vérifier la réalité des critiques articulées par tel ou tel. Ils ont procédé à un véritable démontage du dossier de la procédure, à une analyse minutieuse de chacune de ses pièces, afin de détecter et de mettre au jour toutes les éventuelles défectuosités, qu’elles aient été ou non de nature à influer sur l’issue de l’information.

Le parti pris de ne rien laisser dans l’ombre a conduit l’inspection à exposer de nombreuses insuffisances. L’effet de masse pourra vous laisser l’impression d’une critique très sévère. Il me semble donc nécessaire de souligner sur ce point que les critiques portées ne sont pas toutes d’égale importance et que l’on ne peut pas, bien évidemment, s’arrêter à cet aspect quantitatif.

La mission s’est efforcée d’éviter deux écueils :

  • porter atteinte au principe constitutionnel de l’indépendance des magistrats dans leur activité juridictionnelle ;
  • raisonner de manière anachronique.

La mission s’est donc livrée à l’exercice difficile consistant à apprécier la conduite de la procédure en se replaçant dans le contexte de l’époque. L’un des dangers majeurs était en effet d’analyser rétrospectivement le comportement des uns et des autres au vu d’éléments d’information apparus lors du jugement de l’affaire, devant la cour d’assises de Saint-Omer et devant celle de Paris. Il fallait par ailleurs avoir présent à l’esprit l’émotion extrême suscitée, à l’époque, dans l’opinion publique par les affaires de pédophilie.

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Le premier constat pouvant être effectué dans cette affaire est celui, largement partagé, du nombre et de la durée des détentions provisoires subies. Je rappelle que la quasi-totalité des personnes mises en examen ont été placées en détention et que 9 d’entre elles sont demeurées détenues plus de 2 ans avant d’être acquittées.

A l’évidence ces détentions ont considérablement aggravé leur préjudice et ont pesé sur le rythme et l’approfondissement des investigations.

A ce propos, nous avons fait le constat que, pour sa plus grande part, la détention provisoire avait été subie après l’achèvement des investigations. En effet, 21 mois se sont écoulés entre la fin des investigations du juge d’instruction et l’ouverture du procès devant la cour d’assises de Saint-Omer. Indépendamment des raisons pour lesquelles les magistrats ont maintenu en détention les intéressés, ce constat conduit à s’interroger à la fois sur la complexité des règles régissant la clôture de l’information et sur l’importance des délais d’audiencement devant certaines cours d’assises.

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Sur le fond, et pour m’en tenir à l’essentiel, notre analyse a fait apparaître des insuffisances affectant le traitement de l’affaire par le parquet et par le juge d’instruction.

Concernant le parquet, nous avons relevé que le traitement des signalements initiaux avait été marqué par un certain retard et un manque de coordination. Le parquet ne semble pas, en effet, avoir évalué cette affaire à sa juste mesure lorsqu’il en a été saisi. Elle se présentait en réalité de façon beaucoup plus complexe que les affaires d’abus sexuels intra familiaux dont le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer traitait habituellement.

La saisine tardive du service enquêteur, l’absence d’instructions précises données à la brigade des mineurs et le manque de concertation avec le juge des enfants sont autant de facteurs qui ont pu nuire à la recherche de la vérité. Ce défaut de rigueur a pu être favorisé par l’absence de directives écrites générales du procureur de la République. De telles directives étaient pourtant d’autant plus nécessaires que son parquet était composé de magistrats jeunes et peu expérimentés.

Par ailleurs, l’information du parquet général par le procureur de la République sur cette affaire sensible qui avait été signalée s’est révélée irrégulière dans son rythme et peu fiable dans son contenu. En effet, la lecture des rapports administratifs établis par le chef du parquet fait apparaître que certains éléments de l’information fournie par lui étaient inexacts ou non vérifiés au moment où ils étaient donnés.

Le parquet général quant à lui n’a pas exercé un rôle critique suffisant sur le contenu des rapports.

Pour autant, rien ne permet d’affirmer qu’un suivi plus attentif aurait conduit à une autre vision de l’affaire et, surtout, aurait eu une incidence significative sur le traitement de la procèdure. En effet, les membres du parquet général en charge du ministère public devant la chambre de l’instruction, qui ont étudié eux-mêmes le dossier, en ont eu une perception rejoignant largement celle du procureur de la République.

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Pour ce qui est de l’instruction proprement dite, nos constats nous ont conduit a confirmé un certain nombre des critiques et des réserves qui avaient été formulées à son encontre et à en formuler d’autres. Nous avons ainsi, notamment, relevé :

  • en premier lieu, que l’information avait été construite à partir de déclarations d’enfants recueillies et analysées sans garanties suffisantes ;
  • en deuxième lieu, que cette information n’avait pas toujours été maîtrisée et qu’elle n’avait pas pris suffisamment en compte les éléments à décharge ;
  • enfin, que, ponctuellement, elle avait été conduite selon des pratiques ayant pu affecter les droits de la défense.

Rien ne nous permet cependant d’affirmer que le juge d’instruction aurait été animé de la volonté d’instruire à charge.

Par ailleurs, il nous est apparu qu’un certain nombre de questions d’administration judicaire avait pesé sur le cours de l’information. En particulier, la mutation du juge d’instruction, nommé au parquet de Paris au mois de septembre 2002, n’a pas été accompagnée de mesures qui auraient permis, d’une part, d’assurer la continuité du traitement de l’affaire et, d’autre part, d’éviter une certaine précipitation qui semble avoir été déterminée par le souci du juge d’achever ses investigations avant son départ.

Enfin, les nombreuses appréciations critiques que nous avons portées sur la manière dont le juge a travaillé doivent être relativisées pour plusieurs raisons.

Je rappelle en particulier que le magistrat avait tout juste six mois d’ancienneté lorsqu’il s’est vu confier une procédure que chacun s’accorde à qualifier de « hors normes ». En outre, à cette époque, son cabinet était déjà chargé d’affaires complexes ou nécessitant un fort investissement de sa part. Quelle qu’ait été la qualité de sa formation, on peut penser qu’il n’était pas préparé à affronter une situation de ce type.

On ne saurait notamment méconnaître la complexité de l’exercice qui consiste à entendre un enfant très jeune sur des faits d’abus sexuels dont il aurait été victime, a fortiori si les faits ne sont pas récents.

Rappelons-nous, en outre, que certaines des accusations portées étaient reprises par plusieurs adultes et que les conclusions des experts psychologues ont conforté les déclarations des enfants. A cet égard, il ne faut pas perdre de vue que quatre personnes ont été condamnées définitivement sur le fondement des déclarations des enfants qui reposaient ainsi sur un « socle de vérité », toute la difficulté étant précisément de faire le partage entre le vrai et le faux.

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Enfin, j’insiste sur le fait que la procédure a été marquée par une très large communauté de vue des magistrats ayant eu à en connaître durant la phase préparatoire du procès. A de très rares exceptions près, les juges d’instruction successifs, les juges des libertés et de la détention et le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, comme les membres de la chambre de l’instruction et du parquet général près la cour d’appel de Douai, ont partagé la même analyse du dossier, au moins jusqu’au moment de son règlement.

La façon d’instruire du juge n’a pas suscité d’observation de la part des magistrats, parfois très expérimentés, du siège ou du parquet, qui ont eu à en connaître, y compris les présidents des deux cours d’assises.

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C’est l’occasion pour moi de faire quelques observations très brèves sur le contrôle exercé par la chambre de l’instruction. Sur ce point, il nous est apparu que, dans ce dossier complexe et évolutif dont les faiblesses n’étaient pas manifestes, les règles de notre procédure pénale n’avaient pas permis à la chambre de l’instruction d’exercer pleinement son contrôle.

Aucun débat sur les charges de culpabilité ne s’est véritablement engagé avant le règlement de l’information. Certes, les juges du second degré ont été saisis de nombreux appels avant ce stade. Mais ces recours dispersés, se rattachant presque tous au contentieux de la détention provisoire, n’ont pu donner aux magistrats qu’une vue impressionniste du dossier. En effet, les magistrats ne disposent que d’un temps très limité pour statuer sur ces recours et ne sont pas appelés alors à porter une appréciation sur les indices de culpabilité, mais uniquement à vérifier si les critères légaux pouvant justifier la détention provisoire sont réunis.

Lorsqu’elle a été amenée à examiner le fond de l’affaire après deux ans d’investigation, la chambre de l’instruction a dû appréhender en quelques semaines un dossier comportant plus de 3000 cotes de fond. De plus, son rôle a été alors de déterminer, non si les personnes mises en examen étaient coupables des faits qui leur étaient reprochés, mais s’il existait à leur encontre des charges suffisantes pour que la question de leur culpabilité fût posée à la cour d’assises.

A aucun moment la chambre de l’instruction n’a disposé de l’ensemble des données et éléments d’appréciation portés à la connaissance du magistrat instructeur. Statuant essentiellement sur pièces conformément aux prescriptions du Code de procédure pénale, elle a rendu son arrêt sur le règlement de l’information sans avoir jamais entendu, ni même vu, les principaux accusateurs.

Enfin, qu’il s’agisse des magistrats du siège ou de ceux du parquet, il faut garder présent à l’esprit la charge de travail très lourde à laquelle ils étaient confrontés ainsi que l’insuffisance, maintes fois évoquée, des moyens matériels et en personnels qui a pu affecter les conditions d’exercice de leur activité.

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C’est, en définitive, la conjonction de l’ensemble de ces facteurs qui est à l’origine de l’affaire d’Outreau, envisagée du point de vue du fonctionnement de l’institution judicaire.

Aucun des comportements individuels pris isolément n’a pu avoir une influence telle qu’elle puisse expliquer que 13 personnes reconnues par la suite innocentes, aient été renvoyées devant la cour d’assises, dont certaines après plusieurs années de détention. Une telle issue, dont l’explication ne peut être réduite au seul comportement professionnel d’un ou de plusieurs acteurs de la procédure, résulte de l’interaction de l’ensemble des circonstances, décisions et comportements décrits dans le présent rapport.

Pour ce qui est de la manière de procéder de certains magistrats, critiquée par l’Inspection générale, elle ne caractérise pas de fautes pouvant recevoir une qualification disciplinaire dès lors qu’elle n’a pas été guidée par une volonté délibérée de porter atteinte aux droits de la défense, ou accomplie dans des conditions faisant apparaître des négligences graves ou répétées, incompatibles avec leurs devoirs de magistrats.

Il demeure que doivent être tirés les enseignements du fonctionnement anormal de l’institution dans cette affaire. Les préconisations, directement issues des constatations développées par l’Inspection générale dans le corps du rapport, sont destinées à contribuer à cette réflexion, déjà largement entreprise au sein et en dehors de l’institution judiciaire.