[Archives] Colloque sur les violences faites aux enfants
Publié le 14 juin 2013
Discours de Christiane TAUBIRA, Garde des Sceaux, ministre de la Justice
Monsieur le Président, Monsieur le Sénateur, cher André VALLINI, Madame la Ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, Madame la Ministre déléguée à la Famille, Madame la Première Dame, Madame la Présidente et marraine, docteur TURSE, Mesdames et Messieurs les élus, Mesdames et Messieurs. Cher André VALLINI, merci de m’avoir invitée à m’exprimer à l’occasion de l’ouverture de ce rendez-vous extrêmement important. Merci pour la constance de tes engagements, la profondeur et la puissance de tes engagements et pour cette belle initiative, dont nous avons la responsabilité d’assurer la fécondité au terme de ces travaux.
En quelques jours, il m’aura été donné l’occasion en dehors du ministère de la Justice d’exprimer toute la préoccupation que m’inspire l’enfance malheureuse dans notre pays. En début de semaine, j’ai demandé à Dominique ATTIAS, secrétaire générale de l’association Louis CHATAIN, de bien vouloir accepter de porter ma voix à la clôture du colloque qu’elle a organisé sur le placement des enfants.
Aujourd’hui, nous allons traiter ce sujet sous un angle différent, plus large et plus sensible. Il s’agit de traiter des violences faites aux enfants. Il s’agit de traiter les violences, dont les enfants meurent parfois ou conservent des séquelles à vie. Nous avons toutes les raisons de craindre ces violences fréquentes et massives. Aujourd’hui, nous allons aborder la façon de traiter la maltraitance des enfants.
En matière de droit, la loi du 5 mars 2007 a rappelé la place éminente de l’enfant et de la famille. Madame la Première Dame, vous l’avez dit. Des interrogations nous travaillent. Des interrogations nous traversent sur la bonne mesure, la bonne décision qui protège vraiment. Depuis ces dernières années, nous savons combien la priorité a été préconisée de maintenir l’enfant dans sa famille. Comme vous l’avez dit, parfois, le foyer est un lieu d’hostilité et la famille représente un danger très élevé. La loi de 2007 rappelle également les critères, qui fondent l’intervention de la puissance publique, de même qu’elle établit la répartition entre les Conseils généraux et l’État. Selon cette loi, les Conseils généraux sont les chefs de file. En matière de protection de l’enfance, donc de l’enfance en danger, il leur revient de prendre les premières initiatives. Les principes de subsidiarité sont très clairement consacrés dans la loi. L’intervention judiciaire ne peut avoir lieu qu’à défaut d’une intervention administrative.
Il demeure que la responsabilité de l’État est grande. Cette responsabilité s’exprime d’abord dans l’élaboration du socle normatif, autrement dit dans l’élaboration du socle législatif et réglementaire, qui définit le cadre dans lequel peut s’effectuer cette action sociale. La loi de 2007 a séparé l’intervention auprès des enfants en consacrant aux Conseils généraux la protection de l’enfance et en réservant à la responsabilité judiciaire la prise en charge de l’enfance délinquante. Les relations se sont construites. Elles se sont affinées. D’une certaine façon, elles se sont installées entre l’État et les services départementaux. Osons dire que ces relations se grippent parfois ! Nous devons travailler de façon à améliorer la coordination des interventions des uns et des autres.
Les schémas territoriaux, qui sont définis par les Conseils généraux, témoignent de la volonté politique des présidents des Conseils généraux. La mise en œuvre est assurée par les services départementaux, mais également par les services de l’État dans les départements. Nous devons saluer le travail et l’effort que les Conseils généraux accomplissent. Ils consacrent un budget conséquent à la protection de l’enfance. En 2011, ils ont consacré près de 7 Mds d’euros. Sur cette somme, près de 5,5 Mds d’euros sont consacrés à l’hébergement, au placement des enfants. 298 000 enfants sont concernés. 73% d’entre eux sont pris en charge à la suite d’une décision judiciaire. Ces chiffres nous donnent la mesure des réponses, qui sont nécessaires au quotidien pour l’enfance en danger. Il faut apporter des réponses aussitôt que l’enfant en danger a été repéré et identifié.
Sur notre territoire, nous avons un maillage social et médical à peu près satisfaisant. Nous avons un dispositif réglementaire et législatif. Notre dispositif administratif et judiciaire peut être considéré comme étant correctement élaboré. Pourtant, comme le disait Monsieur le Sénateur VALLINI, entre un et deux enfants meurent de violence chaque jour.
Que se passe-t-il ? Que pouvons-nous faire ? Que se passe-t-il ? Il nous faut un diagnostic. Il nous faut comprendre les mécanismes. Il nous faut comprendre les situations qui conduisent à une telle violence contre des enfants. Il nous faut aussi être en mesure d’y répondre. Nous devons savoir comment nous pourrions énoncer un certain nombre de mesures. Surtout, nous devons savoir comment nous pourrions les articuler entre elles. Ce colloque affiche cette ambition. Nous éprouvons de l’indignation, de l’horreur, une émotion profonde. Tous, lorsque nous entendons ces faits divers monstrueux, nous fondons sans doute en larmes. Comme vous le disiez, cela ne suffit pas. Il faut mettre en place une politique de protection de la jeunesse et de l’enfance maltraitée plus efficace. Nous devons nous appuyer sur des professionnels formés, aguerris et sécurisés dans l’exercice de leur métier.
Ainsi, nous devons nous interroger sur les mécanismes. Nous ne sommes peut-être pas si efficaces que cela. Nous devons améliorer le repérage des enfants, qui subissent de la maltraitance. Nous devons oser nous interroger sur les pratiques professionnelles de tous les acteurs, qui interviennent autour de l’enfance. Nous devons nous interroger sur les instruments et les outils, qui sont mis à la disposition de ces acteurs. Il faut leur permettre de repérer les enfants qui subissent de la maltraitance. Évidemment, les besoins de coordination et d’articulation de l’intervention des multiples acteurs sont importants. Les acteurs sont les médecins traitants, la protection maternelle et infantile, les centres médicaux psychologiques, les services de pédopsychiatrie, les services hospitaliers, les circonscriptions d’actions sociales départementales, le milieu scolaire, le milieu judiciaire, le milieu associatif. Nous devons réussir à percevoir et à concevoir l’action de chacun. Nous devons mieux articuler le travail que chacun fait au bénéfice des enfants exposés à la maltraitance.
Les Conseils généraux ont installé des cellules d’informations préoccupantes. Elles concentrent les signalements. Nous devons regarder de près, ausculter les modalités de fonctionnement de ces cellules d’informations préoccupantes.
Concernant l’institution judiciaire, il est important que nous mesurions mieux la façon dont les parquets sont sensibilisés à ces questions. Nous devons mieux mesurer la réactivité avec laquelle ils y répondent. Telle est ma responsabilité première. Nous devons mesurer la diligence et la pertinence des réponses avec lesquelles ils peuvent sanctionner de façon à ce que la conscience de la gravité de l’acte soit réelle. Nous devons aussi nous interroger sur les modalités des réponses qui sont apportées. Nous devons surtout nous interroger pour savoir si ces réponses sont lisibles et intelligibles pour les familles concernées et pour les services sociaux. Nous devons vérifier si l’institution judiciaire est bien armée. Je le répète, telle est ma responsabilité première. Les parquets et les juges des enfants doivent disposer d’outils d’aide à la décision. Ils doivent pouvoir faire face avec la plus grande efficacité et la plus grande clairvoyance aux situations auxquelles ils sont confrontés. Ensuite, nous devons étudier l’état de la question au niveau de la médecine légale. Nous pourrions sûrement tirer de nombreux enseignements de la pratique de la médecine légale.
La maltraitance des enfants nous taraudent. Elle nous poursuit. Elle est déjà prise en charge. Elle est prise en charge par les Conseils généraux. Elle est aussi prise en charge par l’Observatoire national qui nous fournit quelques éléments, en plus des données scientifiques élaborées par l’INSERM. L’Observatoire national fait des préconisations. Je ne doute pas qu’aujourd’hui nous enrichirons nos réflexions. Du fait de nos échanges, nous devrons rendre les propositions de l’Observatoire encore plus fructueuses. L’Observatoire national est présent dans certains départements. Seuls 54 départements ont une antenne de cet Observatoire national. Il m’a été dit que 18 de ces antennes ne sont animées que par une personne à temps plein. C’est indiscutablement insuffisant. Il revient à l’État de s’assurer que son intervention en matière de mise à disposition de personnels sera plus conséquente, à l’avenir. Il faut effectuer un travail interministériel. Nous sommes trois ministres. Vous accueillerez également le ministre de l’Éducation nationale et la ministre des Droits des femmes. Le travail interministériel s’accomplit en interministériel. Avec la ministre délégué à la Famille, nous tiendrons dans les prochains jours un Comité interministériel.
Le ministère de la Justice est chargé de l’évaluation de la gouvernance de la protection de la jeunesse. À ce titre, nous mobilisons tous les ministères concernés. Nous voulons mieux mesurer les carences de notre gouvernance de la protection de la jeunesse. D’ailleurs, j’ai demandé au Premier ministre de missionner un parlementaire. Il s’agit du sénateur Jean-Pierre MICHEL. Il devra nous remettre un rapport sur la protection de la jeunesse dans notre pays.
Évidemment, nous avons l’obligation d’agir. Grâce aux antennes de l’ONED, nous considérons qu’il existe une capacité d’intervention de proximité très forte. Les départements visent cet objectif. Il demeure que nous devons toujours faire attention à la proximité. Autant il est important de recenser les bonnes pratiques, autant il importe de les faire remonter et de les diagnostiquer. Il importe de veiller à ce qu’une multitude de politiques départementales ne se déclinent pas sur le territoire. Nous ne devons pas prendre prétexte d’éléments sociologiques ou culturels pour expliquer des particularismes territoriaux. Le pacte républicain doit nous guider. Nos obligations et nos engagements sur les droits et les libertés, et en matière de protection des plus vulnérables, doivent nous guider. Tel est notre cap. La proximité ne peut nous servir qu’à mieux appréhender l’horreur de ces phénomènes.
Je vous soumets quelques pistes à partir desquelles le ministère de la Justice a déjà commencé à travailler. Nous avons conscience que nous devons prendre la mesure du phénomène. Des éléments sont fournis par l’INSERM. Le phénomène doit être appréhendé de façon quantitative, mais aussi de façon analytique et de façon plus fine. Nous avons commencé à travailler pour collecter les éléments statistiques disponibles. Pour ma part, j’ai demandé aux parquets généraux de faire remonter le nombre et la nature des procédures. Nous rassemblerons l’ensemble des éléments, qui remonteront des différents parquets. Nous croiserons les divers éléments statistiques pour tenter de cerner quantitativement le phénomène. Ensuite, je prépare les travaux de votre colloque. Nous aiderons à préciser les choses. Je prépare une circulaire. Elle sera adressée aux procureurs généraux et aux procureurs. Je souhaite tout particulièrement attirer l’attention sur les procédures pénales, qui arrivent entre leurs mains suite à des signalements de faits douteux. Nous voulons mettre en place une doctrine d’intervention égale sur l’ensemble du territoire sur ce type de drame.
Évidemment, il faut assurer une meilleure formation. Je parle de la formation des magistrats, des policiers et des gendarmes, qui sont en première ligne pour le recueil des plaintes. Ils doivent être formés à poser les bonnes questions. Ils doivent enregistrer les bons éléments, qui permettront à la plainte de prospérer et à la procédure d’être solide. L’École nationale de la magistrature mettra en place des formations initiales à destination des futurs magistrats. Nous ouvrirons aussi des modules à destination de ceux d’autres filières professionnelles, qui viennent à l’École nationale de la magistrature pour se former. Nous mettrons en place une formation continue à destination de tous les corps professionnels susceptibles d’intervenir. Je pense aux avocats et aux personnels des services sociaux.
J’ai demandé à la direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) de mettre en place un groupe de travail sur l’élaboration d’un code de l’enfance. Dans notre pays, l’enfance doit être prise en charge dans sa totalité, dans son intégralité et dans son intégrité.
Enfin, nous allons poursuivre le travail interministériel, que nous avons commencé. Sous l’impulsion de ce colloque, dont l’initiative est vraiment bienvenue, nous pourrons peut-être mettre en place une campagne massive de sensibilisation et d’information. Monsieur le Sénateur, vous l’avez rappelé. Des tragédies ont frappé notre pays. Des campagnes de sensibilisation ont été menées sur la mort subite du nourrisson, les suicides d’adolescents et les dangers domestiques. Elles ont permis de faire reculer de façon très sensible, notamment la mort subite du nourrisson. Par exemple, nous avons informé sur la façon de coucher un bébé. Nous allons travailler à l’élaboration de cette campagne de sensibilisation.
En substance, nous avons un droit relativement satisfaisant. Il répartit clairement les responsabilités. Notre droit établit la charge, qui revient à chacun, la charge de l’État en tant que puissance publique, la charge de ses services territorialisés, des services déconcentrés et des services des Conseils généraux. Nous avons des services médicaux et des services sociaux de qualité. Ils sont informés. Ils sont formés. Ils interviennent sur la totalité du territoire. Nous avons de nombreux acteurs, qui peuvent procéder aux signalements et à la prise en charge de ces enfants. En fait, nous avons un dispositif juridique et administratif relativement satisfaisant. Et pourtant !
Nous devons nous interroger sur le degré d’acceptabilité de cette société. Monsieur le Sénateur, vous le disiez. Nous préférons évacuer. Nous préférons chasser. Nous sommes tellement démunis face à une tragédie pareille. Que dit-elle de nous cette tragédie ? Quelles sont nos représentations ? Quelles sont nos inhibitions dans cette société ? La sympathie ne suffit pas, l’indignation et la souffrance non plus ! L’empathie ne suffit pas. Quel est notre rapport à cette morbidité si forte dans la société ? Quel est notre rapport à ces espèces de pulsions mortifères ? Maltraiter des enfants, tuer des enfants, c’est de façon métaphorique tuer notre avenir ! Comment pouvons-nous demeurer, dans cette société, calmes et tranquilles alors que des enfants meurent de brutalité et de violence ? Nous devons nous interroger. Nous devons nous interroger sur la façon dont nous passons notre chemin, sur la façon dont nous passons à autre chose. Lorsque je dis que nous ne devons pas rester calmes et tranquilles, je pense à cette phrase puissante d’Aimé CÉSAIRE. Il décrit l’organisation froide de la traite négrière et de l’esclavage, puis conclut : « Et ce pays était calme et tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes. » Parfois, nous avons peut-être eu l’illusion que l’enfant était sacré. Il l’était dans les discours. L’enfant est de chair. L’enfant est tenu à un destin. L’enfant est une promesse. Nous n’avons pas le droit de rester calmes et tranquilles. Au contraire, nous devons être furieusement révoltés contre cette violence et contre cette brutalité. Nous devons être positivement déterminés à ne pas laisser prospérer cette violence. Nous devons réagir face à la destruction de notre avenir. Nous devons être fougueusement résolus à protéger notre bien le plus précieux, nos enfants. Merci.