[Archives] Allocution de clôture du colloque de la cour de Cassation
Publié le 26 mai 2016
Discours de Jean-Jacques URVOAS, garde des Sceaux, ministre de la Justice
Intervention de Monsieur Jean-Jacques URVOAS
garde des Sceaux, ministre de la Justice
Allocution de clôture du colloque de la cour de Cassation
« La place de l’autorité judiciaire dans les institutions »
Sénat – Jeudi 26 mai 2016
Seul le prononcé fait foi
Merci de m’avoir proposé de conclure ce colloque.
Merci de me permettre de contribuer à l’utile réflexion sur la place de l’autorité judiciaire dans les institutions, m’autorisant ainsi à replacer l’action que je conduis depuis 3 mois et 28 jours à la Chancellerie.
Robert Badinter, traitant de ce même sujet dans le numéro 74 de la revue Pouvoirs, avait résumé en quelques mots les rapports complexes entretenus au long des temps entre le pouvoir politique et les juges : « une si longue défiance ».
De fait, le terme générique même inventé par la Constitution de 1958 est révélateur : l’autorité judiciaire.
Il fut forgé pour concilier :
- une tradition jacobine hostile à la magistrature en raison des mauvais souvenirs des parlements d’Ancien Régime,
- et le souhait, très clairement exprimé par Michel Debré, de faire du juge judiciaire le garant de la liberté individuelle, ce qui impliquait sa nécessaire indépendance des pouvoirs exécutifs et législatifs.
Les vingt années qui se sont écoulées depuis la publication de l’article de mon prestigieux prédécesseur me semblent cependant avoir été celles d’une reconnaissance progressive de l’indépendance des juges.
Ainsi 60% des personnes interrogées l’estiment acquise, selon l’étude d’opinion réalisée par le ministère lors du débat préalable à la présentation du PJL « justice du 21ème siècle ».
Et la commission d’évaluation des systèmes judiciaires des pays membres du Conseil de l’Europe confirme régulièrement cette évidence.
Il faut donc se féliciter de ce mouvement profond.
On ne peut plus douter sérieusement dans notre pays, de l’indépendance de nos deux ordres de juridictions, l’un qui puise sa force dans l’art. 66 de la Constitution, et l’autre dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel.
Chacun sait, en effet, que toutes les normes constitutionnelles ont exactement la même valeur.
Qui, par exemple, considèrerait la liberté d’association, comme un « sous-principe constitutionnel » au motif qu’elle procède d’un Principe fondamental reconnu par les lois de la République identifié par le Conseil constitutionnel ?
Cette dualité est parfaitement intégrée à notre architecture juridique, comme à notre paysage institutionnel.
Elle reflète ce que le Conseil constitutionnel dans sa décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987 a appelé la « conception française de la séparation des pouvoirs ».
Peut-on aller plus loin ?
Faut-il par exemple, avancer vers le modèle italien ou espagnol ?
Faut-il, autrement dit, transformer l’autorité judiciaire en pouvoir judiciaire ?
Cette question n’est pas évidemment pas récente.
Ainsi l’histoire retient qu’en décembre 1992, lors d'une séance de la Commission Vedel pour la révision de la Constitution, le premier président Pierre Drai la posa avec éclat.
Quelle est sa pertinence actuelle ?
A mes yeux, l’autorité judiciaire est une institution publique qui assure aux citoyens un service public.
Je sais les débats que cette notion de « service public de la justice » peut susciter.
Pourtant, c’étaient déjà les termes choisis par Jacques Chirac dans sa lettre de janvier 1997 au Président Truche.
De même, quand le code de l’organisation judiciaire évoque le « service de la justice », c’est en faisant explicitement référence au « service public de la justice ».
Et de fait, les lois du service public s’appliquent toutes aux missions confiées à l’autorité judiciaire : continuité, égalité et adaptabilité.
L’exigence d’indépendance de l’autorité judiciaire ne modifie en rien l’application de ces trois principaux critères de la notion de service public.
Et leur application n’entame en rien l’indépendance du juge.
Dès lors, si le sens de l’histoire va indubitablement dans un accroissement du rôle dévolu aux juges, ce mouvement doit-il conduire à faire de l’autorité judiciaire un pouvoir égal aux pouvoirs exécutif et législatif ?
En conscience, et un tout petit peu par expérience, je ne le crois pas.
Quelle serait alors sa légitimité ?
La légitimité de la magistrature ne peut pas dépendre pas que d’elle-même.
Se limiter à des inférences qui estimeraient que « tout ce qui vient du CSM est indépendant par nature » ou que « tout magistrat est juste par fonction » reviendrait à donner une nouvelle jeunesse à cette vieille théorie de l’Ancien Régime que l’on appelait la « grâce d’état ».
Aujourd’hui, l’autorité judiciaire tient sa légitimité :
- des conditions du recrutement de ses membres,
- et des garanties apportées en termes d’indépendance et d’impartialité.
Toute autre est la légitimité d’un pouvoir, au sens constitutionnel du terme.
Olivier Duhamel et Yves Mény notaient dans leur Dictionnaire constitutionnel : « La valeur irremplaçable de la légitimité, c’est […] qu’elle ne dépend pas de la volonté ni de la force de celui qui en jouit. Elle lui vient de l’extérieur et, par-là, elle consolide le pouvoir en lui donnant une assise moins fragile que celle qu’il trouve dans les qualités personnelles de celui qui l’exerce ».
Quelle serait la « légitimité extérieure » d’un pouvoir judiciaire ?
Elle ne peut pas reposer que dans l’opposition avec les autres pouvoirs, et particulièrement l’exécutif.
Dans nos sociétés démocratiques, la légitimité procède d’une espèce de transcendance laïque, intimement liée au principe de l’élection.
Quel bénéfice pourrait-il y avoir à confondre ces registres ?
Quel bénéfice y aurait-il à donner l’impression que le juge, pourrait tirer son pouvoir de la même source que le personnel politique ?
Je ne le vois pas.
Mais je vois très bien les dangers associés à cette confusion des genres.
De plus, je crois que la reconnaissance d’un « pouvoir » serait potentiellement - et paradoxalement - créatrice de contraintes et tensions importantes pour les juges.
L’exercice du pouvoir absorbe beaucoup d’énergie, de temps qui serait donc de facto soustrait à la mission proprement juridictionnelle.
Juger n’est pas un don.
Juger n’est pas un honneur mais une charge, pas une source de gloire mais d’humilité permanente.
C’est Paul Ricoeur, dans Le Juste, qui l’exprime le mieux : « La sagesse du jugement consiste à élaborer des compromis fragiles où il s’agit de trancher moins entre le bien et le mal, entre le blanc et le noir qu’entre le gris et le gris, ou […] entre le mal et le pire ».
On est juge parce qu’on est un homme ou une femme et qu’on accepte le prix de l’imperfection.
Et je trouve que c’est la noblesse de ce métier impossible, d’autant que cette mission improbable n’est jamais vaine.
Car la demande de justice est là, plus que jamais.
La soif de justice ne sera jamais étanchée.
Faut-il alors divertir le juge par tout ce que réclame l’exercice d’un pouvoir fût-il judicaire : temps passé en gestion, énergie absorbée par le jeu d’influence et les stratégies pour le conquérir, l’entretenir, le perpétuer ?
J’observe par exemple qu’ en Italie ou en Espagne où la magistrature est autogouvernée, l’organe proche du CSM français - très puissant - est traversé par des courants ou des sensibilités politiques plus ou moins assumées qui sont surdéterminées par le pouvoir qu’ils exercent.
Le juge élu par ses pairs devient représentatif… de sa tendance politique ou syndicale.
Ce n’est ainsi pas un hasard si, pendant près de deux années, le Conseil espagnol n’a plus procédé à aucune nomination tant ses membres se trouvaient en décalage avec le parlement nouvellement élu.
De surcroit, pour reprendre la célèbre expression d’Alexander Hamilton, dans ses articles du Fédéraliste, le juge n’a « ni la bourse, ni l’épée ».
Pour l’épée, je ne sais pas, mais pour la bourse, mes 4 mois Place Vendôme m’autorisent à dire que c’est un engagement quotidien.
Car même si le Parlement est souverain, l’énergie à déployer pour parvenir à ce qu’il soit saisi de propositions financières à la hauteur des besoins est une exigence permanente.
Enfin, quels seraient les avantages pour le citoyen ?
Ses attentes sont connues et constantes.
Je renvoie à nouveau au sondage réalisé en 2013 par IPSOS et qui corroborait les résultats de précédentes enquêtes dont celle réalisée par le CSM en 2008.
Nos concitoyens aimeraient que la justice soit plus rapide (95% la juge trop lente), moins complexe (90% la trouve trop compliquée) et plus efficace, (60%).
La mutation dont il est question aujourd’hui répond-elle à ces aspirations ?
J’avoue mon scepticisme.
Par contre, je crois farouchement à la nécessaire garantie de l’indépendance de la justice.
Elle est vitale et ne doit jamais être tenue pour définitivement acquise, tant dans sa conception même, ce concept est susceptible d’interprétations diverses.
Faut-il l’entendre :
Ø Comme l’absence de toute influence du pouvoir exécutif sur l’autorité judiciaire
Ø Ou comme l’autonomie de chaque juge qui doit être libre d’appliquer la loi selon sa conscience ?
Ø Dans un cas, il s’agit d’une indépendance collective et externe qui concerne la magistrature dans son ensemble par rapport à un autre pouvoir.
Ø Dans l’autre, d’une indépendance individuelle et interne du juge par rapport à sa hiérarchie.
Ainsi l’indépendance et les relations avec le pouvoir exécutif se posent en des termes différents selon que le pouvoir judiciaire est censé résider dans la personne du juge ou dans un corps de magistrats.
Or cela change tout, depuis la nomination, la promotion, la conception du jugement et bien sûr le rapport avec le pouvoir politique.
Voilà pourquoi j’ai soutenu comme président de la commission des lois et relancé comme Garde des Sceaux la réforme constitutionnelle du CSM pour que les conditions de nomination des magistrats du parquet soient alignées sur celles de la plus grande majorité des magistrats du siège.
Je demeure d’ailleurs convaincu qu’un Congrès est possible, tout en mesurant la complexité du chemin.
Car, à l’occasion de ce débat à l’Assemblée, sont réapparues des déclarations nostalgiques d’une justice aux ordres, soumise au pouvoir en place et à ceux qui en sont les titulaires.
Cela rappelle ceux que l’on appelait, avant la Révolution Française, « les gens du Roi », qui étaient le bras armé de l’exécutif.
Il m’a semblé voir poindre à nouveau une volonté de faire des procureurs le bras armé d’une politique partisane.
J’ai entendu des intentions de transformation du juge, notamment dans le domaine pénal,
- en maillon tant espéré d’une chaîne sécuritaire,
- en une machine vassalisée, dont l’unique mission serait la distribution automatique des peines.
Bref, un regret mélancolique de la magistrature du Second Empire et de ses juges clonés dans une discipline hiérarchique sans faille.
Je ne partage évidemment pas cette conception réductrice de la justice.
C’est pourquoi, je considère aussi que le rôle du ministre de la justice est d’intervenir publiquement, et, s’il le faut, par l’emploi des voies procédurales appropriées, quand un magistrat est menacé ou vilipendé car à travers l’un de ses membres, c’est l’autorité judiciaire qui est attaquée.
J’ai ainsi été amené à déposer une plainte contre un ancien avocat qui avait vertement critiqué une décision de justice le condamnant en raison des menaces qu’il avait proféré contre le jury d’une formation disciplinaire.
J’ai également apporté mon soutien public à des magistrats violemment mis en cause par un avocat.
Ensuite j’aurai prochainement l’occasion de rendre public des évolutions sur la protection statutaire afin d’assurer à l’ensemble des magistrats et fonctionnaires des services judiciaires objets de menaces, violences ou mises en cause de toute sorte, le soutien légitime auxquels ils peuvent prétendre.
Voilà l’état actuel de ma réflexion.
Celle-ci n’est pas figée.
J’ai toujours été et demeure à l’écoute des remarques et suggestions faites par les représentants de l’institution judiciaire.
J’entends poursuivre cette méthode et suis naturellement disposé à continuer échanger sur ces questions.
Mesdames et Messieurs, Démosthène a écrit un magnifique texte intitulé Contre Midias et dans lequel, il s‘adresse aux juges et leur dit :
« Voyez plutôt : tout à l’heure, quand le tribunal aura levé séance, chacun de vous rentrera chez lui — l’un d’un pas vif, peut-être, l’autre plus lentement — sans s’inquiéter, sans se retourner ; sans avoir peur, sans se demander si l’homme qu’il va rencontrer est un ami pour lui ou ne l’est pas, s’il est grand ou petit, s’il est vigoureux ou chétif... Et pourquoi ? — A cause des lois ».
Mais le plus beau dans ce texte est qu’il allie à la sécurité de la personne, le libre exercice des fonctions publiques, comme celle de juge.
En effet, le pouvoir des hommes en fonction, tout comme la sécurité, vient des lois et de la force qu’on leur reconnaît.
Et Démosthène, parce qu’il est un démocrate convaincu, conclut en disant aux juges : « Les lois font votre force et vous, la leur ».
Je vous remercie de votre attention.