Un halo de violence s'attache à la période de l'épuration. Le mot et la situation historique laissent, dès 1945, un sentiment de malaise et d'échec. On évoque pêle-mêle les exécutions sommaires, les procès iniques, les lynchages conduits par des cortèges haineux, les tontes de femmes entourées par une populace en délire. L'image d'une épuration manquée nous habite. N'a-t-on pas longtemps cité le chiffre de « 100.000 morts » en guise de bilan de cette période sombre ? Un certain nombre de textes des « épurés » - ou de leurs porte-paroles - évoquent une légende noire peuplée de milliers de victimes innocentes. Un livre comme L'Histoire de l'épuration de Robert Aron qui a longtemps fait autorité, explique ce paroxysme de violence notre histoire - il avançait le chiffre de 30.000 à 40.000 morts - par l'effet d'une « contagion totalitaire ».
Mais depuis les années 1970-1980, la tendance s'est inversée. L'ignorance, après la guerre, du rôle de Vichy dans la Shoah apparaît rétrospectivement scandaleuse. On a le sentiment d'une justice qui a frappé en laissant passer les grands coupables, notamment les auteurs des crimes liés à la politique antisémite. La polémique qu'a suscité le livre de Pierre Péan, Mitterrand une jeunesse française (1994) suivie du film de Serge Moati, montre l'ambiguïté des parcours de collaborateurs de Vichy devenus authentiques résistants, les « vichysso-résistants ». Elle conforte l'idée d'une justice complaisante à l'égard de ceux qui, tel René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy, un des responsables de la rafle du Vel'd'Hiv, fut pourtant acquitté en Haute Cour. Décorations restituées, il poursuivit une longue carrière par la suite. La justice de l'épuration n'est-elle qu'un jeu aléatoire dont se seraient fort bien tiré les plus habiles ? N'a-t-on pas qualifié les procès de Barbie, Touvier, Papon de « deuxième épuration » ?
Les travaux récents des historiens permettent une réévaluation d'ensemble de la période. Les historiens américains d'abord - au premier rang lesquels figure Peter Novick dont l'ouvrage L'Epuration française paru en 1968 est traduit seulement en 1985 - puis ceux de l'Institut de l'histoire et temps présent (Henri Rousso et Alain Bancaud) sans oublier les travaux de l'Association française pour l'histoire de la justice. Un bilan comparatif infiniment plus nuancé a été réalisé. Au total, la justice d'épuration a certes été inégale. Elle n'a pu éviter des moments de vengeance pure. Elle a été parfois aveugle. Elle a indéniablement occulté la politique antisémite de Vichy. Mais elle a beaucoup poursuivi et puni. Et si les lois d'amnisties interviennent entre 1951 et 1953, c'est après une décennie de jugement. Par rapport aux autres pays européens, notre position est paradoxale : une épuration légale sévère, si l'on s'en tient aux peines de mort, mais moins étendue si l'on a pour référence les peines de prison.
Restait à étudier de plus près le fonctionnement de cette justice. A bien des égards, cet aspect peu exploré. C'est dans cette perspective amorcée par un précédent ouvrage, La Justice des années sombres, que s'inscrivent les travaux présentés dans ce volume. Fruit d'une réflexion commencée lors d'un colloque tenu à Grenoble en 2002 et enrichis pour la présente publication, il présente l'activité des juridictions, les politiques judiciaires et leurs principaux acteurs. Un fil conducteur parcourt les pages qui vont suivre : cette transition démocratique longue et tumultueuse est placée sous le signe de l'ambivalence. « Châtier les traîtres » et offrir un exutoire à une population excédée par les violences de la guerre mais aussi renouveler les élites, légitimer le nouveau pouvoir et, avant tout, retrouver le fil perdu de la légalité, refonder l'Etat.
Le droit est d'abord recherché dans cette période pour canaliser l'excès de violence. Aussi - et peut-être surtout- pour effacer l'imprégnation de la violence, guérir les « cœurs empoisonnés » selon le mot de Camus cité en exergue de ce texte. Le refus du mimétisme de la violence - « ni victime, ni bourreaux » titre Combat en 1946 - aspire à un jugement distancié, aux prudences du droit, bref à une alternative libérale. Gardons-nous pourtant d'un évolutionnisme naïf. On ne passe pas de façon linéaire de l'épuration sauvage à une justice légale. A la libération de Paris, en août 1944, la guerre est loin d'être finie. La libération du pays s'étale sur de long mois, connaît des retours en arrière. Fin 1944, l'offensive allemande annoncée crée un moment de panique. Même au début de 1945, Hitler n'a pas dit son dernier mot. L'armistice n'intervient qu'à la mi 1945. Et entre temps, il y aura Hiroshima (cf. la chronologie ci-dessous). Comment s'étonner que, dans un tel contexte, cette justice reste hautement politique ? On observe plutôt une superposition de moments judiciaire et non judiciaires de l'automne 1944 à la fin 1945. Secouées par une population traumatisée, épousant les mouvements de l'histoire, ambivalentes par leur origine, les institutions de la légalité ne se stabilisent jamais vraiment.
A la Libération, l'horizon de la paix est proche et pourtant hors de portée. En ce moment si contrasté, précipité de joie folle, d'angoisse et de rancoeurs, la paix revient par saccades. A côté de l'euphorie, le désir de châtiment d'une « poignée de misérables » est nécessaire pour purger la patrie. La distance civilisatrice qu'offrent les médiations que sont le droit et la justice se dérobe. Certes, il faut « après l'incendie, effacer les traces et murer le labyrinthe » (René Char) mais cette justice se place autant dans les prolongements des combats que dans la perspective d'une cité à rebâtir. Vaincre, purger, reconstruire. Tel est l'écrasant défi de cet après-guerre. Les prétoires seront des lieux privilégiés où s'entrechoquent ces finalités contradictoires, où s'épanche mal la partialité des victimes, où la société française se projette dans un avenir incertain.
Un climat de violence et de peur domine l'année 1944. Peur des bombardements, des exactions, d'une guerre civile. Peur qui se nomme vengeance, délation, lynchage. Des « listes noires » circulent depuis longtemps. Elles visent les auteurs du « crime d'armistice » mais aussi les collaborateurs dénoncés. Une commission d'épuration est créée en août 1943 au sein de la Résistance avec les pouvoirs de citer des témoins et d'instruire les dossiers. Les assassinats ciblés retentissent comme autant d'avertissements. Violences d'une épuration sauvage et celles, moins visible, des exécutions sommaires en marge des premiers procès, se suivent. Une rue aux sentiments mêlés laisse éclater sa violence et sa joie. Une foule ainsi s'avance, excédée par des années de privation, minée par les dénonciations, traumatisée par les deuils.
Un fait domine cette période : le phénomène des femmes tondues. Phénomène aussi spectaculaire qu'épisodique ? Nullement. Il s'amorce dès l'occupation en 1943. Il se répand partout dans le pays au moment de la Libération. On le retrouve en mai-juin 1945 lors du retour des déportés et prisonniers de guerre. Châtiment venu du fond des âges ? Témoignage bruyant d'une « résistance » de la dernière heure ? Sanction spontanée de la « collaboration horizontale » ? L'interprétation est malaisée. Il faut peut-être y voir l'expression d'une fusion entre les groupes de résistance jusque là clandestins et le peuple qui vient à sa rencontre. « La tonte apparaît comme le seul moment d'une violence exprimée ensemble envers l'ennemi. » Elle est l'expression violente de l'appropriation collective d'un événement. La tête rasée, exhibée, est le signe visible de la trahison, la marque qui nous réunit, l'acte d'une cruauté expressive.
Acte qui concerne exclusivement les femmes. Hors de toute légalité mais non sans rituel, se déroule en pleine rue, le châtiment d'une culpabilité sexuelle. Au total c'est près de 20.000 femmes subissent le « châtiment sexué de la collaboration », victimes d'une France virile qui clame son identité patriotique par la réaffirmation épuratoire de cet acte faussement prophylactique. Visibilité de l'expiation et marque honteuse se mêlent. A qui appartient le corps de la femme ? Au pays tout entier, disent les foules. A son pouvoir de laver la souillure laissée par l'occupant dans le corps féminin. A ces femmes tondues, le front tatoué par une croix gammée, souriantes pour la photo, répond la jeune fille qui, dans Le Silence de la mer de Vercors, étouffe ses sentiments pour l'officier allemand demeurant chez elle.
A coté du rituel des tontes, d'innombrables exécutions sommaires se déroulent en marge des cours martiales composées de FTP et FFI sur la base de « jugements » émanant de « tribunaux populaires ». Violence spontanée, même s'il faut nuancer cette vision. L'épisode le plus net se passe au Grand-Bornand près du lac d'Annecy où 97 miliciens furent accusés d'avoir « porté les armes contre la France » et « d'intelligence avec l'ennemi » dont 76 furent exécutés. Peter Novick donne l'exemple de la « sentence » contre le préfet de police de Rouen coupable du crime de trahison décidée par une « Cour martiale de la Résistance » dont on envoya une copie à tous les préfets de France avec cette formule exécutoire : « Mande et ordonne à tout Français patriote de le rechercher et de l'exécuter en quelque lieu qu'il se trouve et d'exécuter la présente sentence rendue à Paris en audience secrète le 2 août 1943 »
Ces premières « juridictions » oscillent entre excès de sévérité et indulgence coupable. Cet type de violence qui se pare des apparences de la légalité façonne les premiers procès politiques. L'épisode un peu antérieur le plus symptomatique en est le procès de Pierre Pucheu. Il est le premier dignitaire de Vichy à être jugé dès mars 1944 au nom de la raison d'Etat par un tribunal militaire. Rarement un procès aura été autant chargé de significations politiques. Tant il est à la fois un message de dissuasion à l'égard de Vichy, un gage donné à la Résistance (et sa fraction communiste) par de Gaulle, un hommage rendu aux otages fusillés. Juger Pucheu c'est déjà juger Vichy. C'est aussi donner une sépulture aux morts de la Résistance. Acte politique, ce procès incarne une justice de salut public dans la tradition de 1793. Acte de guerre, violence pour violence, il affiche la détermination combative de la France Libre sans annoncer une alternative légale à la barbarie nazie.
Car le règne de la légalité est long à de dessiner. Dès sa constitution à Alger, le CFLN (le Comité français de Libération nationale, présidé par de Gaulle) prépare activement l'après libération en élaborant des projets de loi, en nommant ses cadres. Un préalable s'impose : déclarer nul et non avenu le régime de Vichy. Au-delà de son illégalité formelle, le crime majeur est pour de Gaulle, l'armistice. A ses yeux, il n'a aucune validité. Le gouvernement qui en résulte est un « gouvernement de fait ». C'est cette thèse que René Cassin va articuler : les actes constitutionnels de Pétain violent la constitution. Institué sous la contrainte, l'Etat français est donc illégal et anticonstitutionnel. En conséquence, seule l'Assemblée nationale pouvait réviser la Constitution sans pouvoir déléguer ce droit.
Forts de cette doctrine, les pouvoirs publics de la France Libre s'organisent pour reconstruire l'arc de la légalité. On va d'abord utiliser les lois pénales en vigueur sous la IIIème République (l'article 75 du Code pénal) afin d'éviter la rétroactivité dont Vichy avait tant usé. Mais surtout le nouveau régime instaure par ordonnance des juridictions d'un genre nouveau. A côté des tribunaux militaires, ce sont les cours de justice (26 juin 1944), composées sur le modèle des cours d'assises (un juge et quatre jurés choisis pour faits de résistance) , les chambres civiques (28 août 1944) rattachées aux premières qui jugent l'indignité nationale et la Haute Cour de justice (18 novembre 1944) composée de 3 juges et 24 jurés.
Mais cet effort pour rejoindre de la légalité ne va pas jusqu'à rétablir un Etat de droit. Cette justice de l'épuration reste une justice d'exception dans la tradition française. Très liée à la souveraineté de l'Etat, c'est une «oeuvre de stricte justice, de moralité supérieure et aussi de défense politique » affirme François de Menthon. Pas de véritable instruction en l'absence d'avocat à ce stade. Un commissaire du gouvernement peut décider, à la place du juge d'instruction, du renvoi en jugement. Pas d'appel des décisions. Et surtout, les jurés sont choisis par les organes de la Résistance.
Dans l'esprit des hommes de la Résistance, en effet, l'épisode de l'épuration devait être bref. L'été 44 y suffirait. C'est ainsi que commencent les procès de l'épuration qui, à l'opposée des procès à huis clos sous Vichy, se déroulent dans des salles d'audience surpeuplées. Là dans le climat brûlant des combats judiciaires, dans le bruit et la fureur, va naître une génération d'avocat au premier rang desquels, Jacques Isorni. Là va apparaître le sens anthropologique de l'épuration : punir au nom de la loi mais aussi verser le sang purificateur (les peines de mort requises) afin de purger le corps politique de la gangrène, de refonder une France « plus pure et plus forte ».
Rien d'étonnant à ce que les premiers procès concernent les journalistes et intellectuels. Avec eux, point n'est besoin de longues enquêtes comme pour la collaboration économique. Les preuves s'offrent immédiatement. Ces hommes sont sur la place publique. Leurs écrits sont connus de tous. Il suffit de les produire. Telles sont les consignes d'instruction rapides données aux parquets. Georges Suarez, Brasillach, Maurras - bien d'autres suivront - sont les premiers à comparaître.
Le procès de Robert Brasillach (Cour de justice de la Seine, 19 janvier 1945, 13h) 13h45, premier interrogatoire de Brasillach qui comparaît sous le chef d'accusation « d'intelligence avec l'ennemi ».
|
---|
Quelle était la ligne de défense des intellectuels ? Le plus souvent les avocats plaidaient l'ignorance, l'absence d'actes (« Pas de cris de haine, pas d'argent dans les poches, pas de sang sur les mains ») ou encore le double jeu. Contre Jean Paulhan qui plaide le droit à l'erreur, contre Georges Duhamel qui s'insurge contre « la répugnante épuration », Vercors estime que l'écrivain doit prendre ses responsabilités et Sartre dans le premier numéro des Temps modernes (automne 1945) amorce sa théorie de l'engagement : « L'écrivain n'est ni Vestale, ni Ariel, il est dans le coup quoiqu'il fasse, marqué, compromis jusque dans sa plus lointaine retraite ». La stratégie de défense des intellectuels qui repose sur le droit à l'erreur est sur une pente glissante. Elle rejoint objectivement ceux qui font de la justice de l'épuration un vaste procès pour délit d'opinion et de la responsabilité de l'écrivain une invention de résistant vindicatif. L'attitude de Drieu La Rochelle (qui se suicidera) tranche dans ce tableau : « Soyez fidèles à l'orgueil de la résistance comme je suis fidèle à l'orgueil de la collaboration. Ne trichez pas plus que je ne triche. Condamnez moi à la peine capitale. Nous avons joué. J'ai perdu. Je réclame la mort. »
La recherche du châtiment ne résume pourtant pas cette justice. Malgré sa logique propre, la justice politique ne renonce jamais totalement au droit juste. Surtout, dans une démocratie en transition, elle hésite à apparaître ouvertement comme un rituel expiatoire. Elle s'efforce de donner des preuves de son appartenance à une nouvelle ère libérale et démocratique. Justice d'exception, certes, mais prise dans une contradiction entre l'affirmation d'une valeur (celle, timide certes, d'un procès équitable) et simultanément sa négation (au nom d'une justice politique). Voilà pourquoi, la Haute Cour qui va juger Pétain et Laval comporte des juges professionnels (un magistrat président et deux assesseurs) et des citoyens (24 jurés issus de l'assemblée consultative.) Les droits de la défense y sont respectés. Mais elle n'obéit guère au critère d'impartialité (les juges ont prêté serment au Maréchal) et juge sans appel. Avant le procès de Pétain, lors des premières audiences, le rituel expiatoire est lancé : deux condamnations à mort furent prononcées (le général Dentz et l'amiral Esteva).
Le procès de Pétain (Haute Cour, Palais de Justice, 23 juillet-15 août 1945) 26 avril. Retour du maréchal de Sigmaringen son lieu d'exil en France via la Suisse Malgré les réticences de Gaulle à voir comparaître Pétain, celui-ci veut répondre de ses actes « devant le peuple français » convaincu qu'il était le seul à pouvoir sauver le pays.
|
---|
Mais il n'y a qu'un temps pour la justice politique. Assez prés des combats, elle peut se justifier. Trop tard, son injustice devient manifeste. Sa visibilité extrême, sa valeur de témoignage devant l'histoire exigent de respecter le droit et l'équité. Ce que les Américains avaient compris en préparant minutieusement le procès de Nuremberg par un long travail de recueil des preuves (films et archives), la France l'ignore au seuil du procès de Pierre Laval (Haute Cour, 5 -9 octobre 1945), l'homme de la collaboration, le principal interlocuteur de Hitler et des nazis.
Quand Jacques Isorni entre dans la salle d'audience, il reconnaît les mêmes juges et les mêmes jurés résistants. Le climat est électrique. Laval refuse de réponde au Président Mongibeaux. Il s'emporte contre les jurés quand l'un d'entre eux lui lance : « Gredin ! Douze balles dans la peau ! » Réfugié en Espagne, il est livré par Franco aux Américains en juillet 1945 qui le remettent aux autorités françaises. Il se croit le sauveur incompris du pays et rêve d'un acquittement. Avocat de formation, il proteste contre une instruction bâclée. Il prend lui-même sa défense en main.
Il n'a eu en effet, eu aucune liberté de communication, aucun accès au dossier, aucune possibilité de citer des témoins. Son instruction se résume à quelques interrogatoires. Il est jugé à la hâte, sans avocat, devant une cour et jury de 36 membres dont un grand nombre de communistes. « C'est donc que cela Laval » note Claude Roy, « il n'a plus l'air à l'échelle de toute cette haine qui pèse sur lui ». Il ajoute : « Laval tutoie les jurés parlementaires, fait rire la salle. Il a des canailleries joviales qui serrent le cœur d'honte. » Absent de la salle d'audience, lui et ses défenseurs tardifs dont fait partie Isorni croient encore repousser son procès, trouver de meilleurs juges, parier sur des temps meilleurs. Dans sa cellule, Laval écrit sans relâche. Il s'enferme dans une autojustification rêvée. Lui et ses avocats ne voient pas venir la condamnation à mort qui le frappe « tant ils sont enfermés dans le cercle magique dessiné par le sorcier de l'Aveyron ».
Qu'elles déplorent leur inefficacité ou dénoncent leur barbarie, les critiques contre ces juridictions d'exception ne tardent pas. Dans un texte paru en 1947 dans la revue Esprit, Emmanuel Mounier fait un éloge raisonné de la justice politique. A l'inverse de la justice criminelle où on cherche l'intention, les excuses, les circonstances atténuantes, « la justice de crise se place d'un point de vue tout différent. Elle n'est pas une justice de salut individuel comme l'est pour une bonne part la justice pénale (dont le but suprême devrait être en fin de compte de sauver un individu de son crime), elle est une justice de salut public. »
Pour illustrer ce moment où le destin collectif ignore les destins individuels, Mounier cite une page de Vol de Nuit de Saint-Exupéry où le personnage de Rivière, le responsable d'une base aérienne, sanctionne impitoyablement ceux qui, même involontairement, ont manqué à leur devoir, fut ce pour une simple négligence mécanique. « Il était indifférent à Rivière de paraître juste ou injuste », ajoute Mounier. Ce débat n'a pas de sens pour lui. Seule sa volonté tendue vers son objectif : assurer envers et contre tout le courrier postal - même au prix de l'injustice. Tendue vers son objectif, la logique dans l'épuration ignore aussi les situations individuelles. Elle choisit les hommes non pour ce qu'ils sont mais en tant qu'ils représentent le régime de Vichy (les intellectuels, par exemple). Elle est toute entière guidée, selon, les tendances, par la promesse d'une révolution ou d'un renouveau.
Car cette justice de salut public (dont Mounier assume la filiation avec Robespierre et Saint Just) n'est pas un bloc monolithique. Même dans la tradition jacobine, une épuration sévère ne résiste pas à la nécessité du compromis. Elle vise à légitimer la Résistance et régénérer les élites défaillantes. Elle doit faire le tri dans les cas individuels au regard d'une société à reconstruire. « Elle n'en est pas moins animée par le même effort, la même sollicitude pour l'homme mais saisi cette fois dans son destin collectif plutôt que dans son aventure individuelle et saisi dans la globalité de la situation plus que dans la détermination d'un cas. Elle est une violence exercée dans une zone préréflexive et tâtonnante, au service d'un ordre naissant contre un formalisme épuisé, à la recherche d'une rationalité renouvelée. Elle bouscule plus d'une fois le droit et l'équité. Mais sans cette violence réformatrice, l'orthodoxie juridique resterait desséchée dans les herbiers d'un ordre mort. »
On ne saurait mieux évoquer, en cette période de transition, le projet de reconstruction à l'œuvre dans l'acte de justice trop réduit à sa fonction éliminatrice. A la Libération, le processus judiciaire, lui aussi « préréflexif et tâtonnant », s'étire sur un temps long. Les cours de justice départementales fonctionnent jusqu'en 1949 et les chambres civiques sont supprimées en décembre de la même année. Le tribunal militaire de Paris jugera des cas en 1952. Le dernier procès en Haute Cour a lieu en juin 1949 mais, en 1958, elle n'est pas encore dissoute et en mars 1960, elle juge par contumace Abel Bonnard.
Pourquoi cette permanence d'une volonté de punir toujours suspecte d'être aléatoire et partisane ? Faut-il y voir la réalisation de la prophétie camusienne selon laquelle « un pays qui manque son épuration se prépare à manquer sa rénovation» ? Le monde des intellectuels va s'interroger au cours d'un long débat (il durera prés de cinq ans). Dans une Lettre aux directeurs de la résistance, longuement mûrie, Jean Paulhan fondateur des Lettres françaises, lance en 1952 une accusation sans appel contre la justice d'épuration : selon lui, il n'est pas un seul des jugements qui puisse honnêtement être considéré comme juste. Les vrais coupables n'ont jamais été jugés alors que les victimes sont innombrables (il cite le chiffre de 400.000). Le point central est la critique des jurés (communistes pour la plupart et portés volontaires à la demande du parti) : « J'en ai vu des jurés Ils étaient beaux à voir. Ils se déplaçaient comme des colonnes. Souvent les plus honnêtes gens du monde et les plus droits ? Mais quoi, ils savaient qu'ils étaient là pour condamner. Le Parti le leur avait dit. La République semblait le leur répéter. Ils condamnaient. A tour de bras, ils étaient inflexibles. Etaient-ils justes ? » Où est, ajoute-t-il, « l'homme du commun », « l'homme qui n'a rien à y voir » ? « On nous doit un certain arriéré de justice et de droit. Qu'on nous le donne ! Ensuite, qu'on nous tienne au courant. »
Mais le pamphlet de Paulhan oublie ce que Cassou lui rappelle et ce que Mounier conceptualise. La « justice de salut public » est animée dune « violence réformatrice », elle qui doit à la fois vaincre et juger. Il lui faut rétablir, dit Mounier dans le texte d'Esprit, « une circulation vivante des individus au tout et du tout aux individus » afin qu'à cette « palpitation du droit se substitue la rigidité mortelle des appareils ». Cette dialectique épuratoire ne s'exprime pleinement que dans ces procès. C'est à la consolidation d'un nouvel ordre libéral où chacun se reconnaît non comme ennemi mais comme contradicteur que nous sommes conduits. Le « dissensus » par delà le conflit et après la violence : n'est-ce pas une manière de retrouver l'esprit de la démocratie libérale dont le fondement est la reconnaissance dans le désaccord ? Reste qu'en 1945, il ne s'agit que d'une tendance. Les vertus du débat judiciaire ne sont guère exaltées. L'épuration française est plutôt (au moins pour certains) un acte à visée révolutionnaire mis en forme légale, condamné par définition à ne satisfaire ni les révolutionnaires, ni les légalistes.
Cette ambivalence est lisible dans l'incrimination d'indignité nationale. Ce nouveau délit (et cette nouvelle peine, la dégradation nationale qui touchera 95.000 personnes) mis en oeuvre par les chambres civiques) ne vise pas une sanction sèche. Ni incarcération, ni lourdes peines n'animent son projet. L'infraction se rattache à la moralité républicaine plus qu'au droit pénal proprement dit. Naturellement, l'indigne est fortement stigmatisé. Il est durement frappé notamment non dans son corps mais dans ses biens et sa capacité. Son délit incarne la dialectique épuratoire : désigner le pur et l'impur dans le même mouvement, éliminer les mauvais Français mais aussi recomposer une identité collective. Il participe aussi d'un droit transitoire, cette « peine » ne pouvant être prononcée que six mois après la libération du pays (article 11 de l'ordonnance du 26 avril 1944). Et surtout, c'est la « jurisprudence transitionnelle » qui, en libérant la force reconstructive du droit, va en cerner les contours. Tantôt d'application stricte dans le souci de ne pas confondre le droit et la morale, tantôt (le plus souvent) extensive avec l'usage des circonstances aggravantes, ce qui en fait un instrument assumé de justice politique même si l'emprisonnement en cette période d'inflation carcérale n'est pas son but.
Evitons cependant tout anachronisme. Nous ne sommes pas dans une justice transitionnelle au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Le souci des victimes distingue radicalement notre époque de l'après guerre. Dans la France de 1945, la figure de la victime, ou plutôt le souvenir des morts, sous la plume de Albert Camus ou Jean Cassou, par exemple, est une référence absolue, indépassable. Elle témoigne de « l'insensée réaction de quelques uns dans le moment le plus noir » Elle est l'instance justificative ultime d'une intransigeance morale devant le châtiment des traîtres. Elle est la figure sacrée de la Nécessité. Elle atteste la pureté morale du droit répressif. Le souvenir arme le bras des vengeurs au sens où l'entend Eschyle dans les Choéphores ( « Souviens toi du meurtre ! » lance le Choeur à Electre). Armé du souvenir, il lui faut accomplir un double devoir d'honneur et de justice.
Au contraire, nos justices transitionnelles, penchent du côté d'un droit restitutif. Orientée par la demande des victimes, elles visent le droit à la justice (comme parties au procès) mais aussi le droit de savoir et le droit à dédommagement, autrement dit, la vérité, la reconnaissance et la réparation. Ses interprètes vont orienter leurs décisions en fonction d'exigences reconstructives. « Le juge peut pratiquer une sorte d'interprétation alternative ou une jurisprudence transitionnelle tendant, à la lumière de la norme internationale et de ses valeurs, à interpréter la loi antérieure encore applicable dans le sens de la légalité future. » Le cas le plus net est la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme qui qualifie les disparitions forcées comme des « crimes continus » afin que la prescription ne puisse courir que du jour où le cas est élucidé. La neutralisation de la prescription et de l'amnistie est une des priorités de ce droit transitionnel.
La grâce ou l'amnistie, dès le début des années 1950, peuvent introduire la modération, une fois le temps des « haines sacrées » dépassées. La mémoire ne peut être qu 'incrimination. Elle nourrirait indéfiniment le redoublement de la victimisation par la criminalisation, de « l'irréversibilité subie » par « l'irréversibilité agie » (Paul Ricoeur). L'exercice du droit de grâce est au début éminemment conjoncturel : de Gaulle avait délégué aux commissaires du gouvernement son exercice qui dans la pratique dépendait largement des troubles à l'ordre public qui pouvait résulter d'une mesure de clémence. Mais avec le temps, une certaine modération pénale se diffuse dans le droit. Le Conseil d'Etat entre dans une pratique de « désépuration » en rétablissant, sans passion, des critères juridiques au fur et à mesure que le temps cicatrisait les blessures. Dans l'administration, en quelques années, de nombreux exclus sont réintégrés. Au total, les sanctions seront soit atténuées soit largement amnistiées dans les cinq et six ans qui suivent la guerre.
Faut-il s'en indigner ? Y voir la trace discrète de la généreuse illégalité du pardon ? L'œuvre du temps dénoue naturellement la loi de l'expiation. Un acte de mémoire n'est pas voué à ressasser une incrimination. Il peut se transformer en un acte de rémission. L'acte de justice n'est pas destiné à répéter la virulence de l'accusation. Il ne peut longtemps refuser de mettre à distance la composante sacrée de la vengeance. L'acte de punir n'est pas qu'un stigmate infamant. Il est tissé de patience et de mesure. Avec le passage du temps, une expérience politique du pardon devient possible. Au non-sens du mal, elle répond par « l'oubli actif » cher à Paul Ricœur. L'amnistie n'est pas l'amnésie. La faute n'est pas oubliée mais reconnue et assumée.
Entre éthique et politique, le pardon est toujours une médiation fragile. Une communauté politique déchirée par une guerre civile doit panser ses liens pour persévérer dans son être. Au sortir d'une violences étatique de masse, un Etat doit se placer en surplomb, à distance des camps opposés, dans le but de rassembler. Il doit punir raisonnablement pour rassembler plus facilement. Il lui faut retrouver une éthique du politique, revenir aux sources de la démocratie et aux droits fondamentaux, faute de quoi il préparerait le retour de la violence. C'est la leçon que tire plus tard Camus de cette période : « Sans la peine de mort, Gabriel Péri et Brasillach seraient peut-être parmi nous. Nous pourrions alors les juger selon notre opinion et dire fièrement notre jugement au lieu qu'il nous jugent maintenant et que nous nous taisons » Un violence déraisonnable paralyse le retour des médiations politiques. Mauriac avait-il raison ? Une justice plus modeste, au lyrisme moins justicier, convient au temps de paix. Camus plaide pour une échelle des sanctions et des degrés dans la culpabilité, en somme, pour une articulation prudente entre la justice d'exception et une politique d'amnistie. En rejoignant la prose ordinaire de la démocratie, le poète doit casser sa lyre. Le temps où Combat vibrait à l'appel de pardons impossibles et de nécessaires révolutions était bien révolu.
Denis Salas
En savoir plus : site de l'Association Française pour l'Histoire de la justice.