Avant de présenter les évolutions de l'office du juge, pourriez-vous préciser ce que l'on doit-on entendre par "office du juge" ?
Boris Bernabé (BB) : L’office du juge se distingue de la fonction. Il s’agit de l’ensemble des devoirs qui incombent au juge dans l’exercice de sa charge et des moyens qui sont mis à sa disposition pour réaliser ces devoirs ; cela n’implique donc pas seulement un commandement de la loi, mais aussi le tempérament et la conscience nécessaires pour exercer son autorité indispensable à la réalisation de l’office.
Quels sont aujourd'hui les types d'offices du juge, les missions judiciaires ?
BB :L’office du juge ne s’observe plus à la lumière de la seule loi. Il est également marqué par l'influence d'autres normes et principes internationaux.
Aujourd’hui, plusieurs offices peuvent être distingués, dont plusieurs peuvent se retrouver en même temps dans une seule fonction. Ainsi peut-on distinguer : l’office jurisprudentiel, qui consiste à dire le droit d’une manière explicite en tenant compte de ce qui a été décidé précédemment par les autres juges nationaux ou européens ; l’office processuel, c'est-à-dire trancher les litiges par un traitement efficace et équitable ; l’office tutélaire, cela signifie que le juge protège les personnes fragilisées qui ne résolvent pas par elles-mêmes leurs différends ou qui ne bénéficient pas du soutien naturel des leurs ou d’une protection sociale efficace et acceptée ; l'office ''sanctionnateur'' qui est celui par lequel le juge sanctionne et punit les infractions en veillant à ce que le condamné soit réintégré dans la société à l’issue de sa peine et qu’il ne présente plus de danger excessif pour elle ; l’office libéral, qui a pour objet de garantir les libertés fondamentales à toute personne suspectée, détenue, retenue ou hospitalisée contre son gré ; l’office de vérité, c'est-à-dire que le juge établit la vérité des faits pendant l’instance pour une exacte qualification et déclare la vérité judiciaire au moment de la décision.
Comment a évolué chaque type d'office ?
BB : Il s’agit d’une longue histoire qui commence à Rome – dans la Rome classique, celle de Cicéron puis celle de Gaius ou d’Ulpien – et qui va s’enrichir des réflexions des penseurs médiévaux, notamment de la pensée des juristes de l’Église. Ce sont en effet les canonistes, en voulant organiser au mieux la Justice ecclésiastique, qui ont dessiné l’office dans sa dimension éthique telle que nous la vivons aujourd’hui. Ce n’est qu’à la fin de l’Ancien Régime que la notion de loi a pris le tour que nous lui connaissons alors, l’office du juge a été soumis à l’empire de la loi.
Dans ce rapport, vous analysez également les appels en matière civile. Quels sont les enjeux vis-à-vis de l'office du juge ?
BB :Bien connaître les différents offices, savoir quand ils n’ont pas été utilisés correctement devrait permettre au juge d’appel de statuer non plus sur une affaire comme s’il était juge de première instance, mais sur la sentence. Statuer en appel sur la sentence, c’est en effet statuer sur la réalisation de l’office. L’appel tel qu’il est pratiqué actuellement est le fruit d’une évolution contestable sur le plan logique, sur le plan juridique, sur le plan tout simplement humain. C’est à travers une bonne connaissance et une bonne maîtrise de l’office que le juge de première instance ne sera pas déconsidéré, ni le juge d’appel déclassé au rang de juge de première instance – forcément déclassé puisque la première instance est déconsidérée. L’appel tel qu’il est pratiqué a conduit nécessairement à une prise en considération de l’évolution du litige, qui est un non-sens judiciaire d’un point de vue logique.
Comment votre groupe de recherche est-il arrivé à ces conclusions ?
BB :Pour mener à bien une recherche sur l’office du juge, il fallait non pas partir des textes, mais partir des pratiques. Ce qui nécessitait de se reposer sur un certain nombre d’enquêtes de terrain et sur des entretiens nombreux avec les professionnels. De ce point de vue, d’ailleurs, l’étude n’était pas tant sociologique qu’anthropologique, puisque notre objectif n’était pas tant de scruter l’institution, la société, que le juge lui-même dans l’intimité de ses pratiques dont il n’a à rendre compte, à l’issue du processus, qu’au peuple au nom duquel il statue. Nous n’avons pas pour autant négligé les autres méthodes – juridique, philosophique, mais aussi historique et linguistique – qui ont permis d’élargir et en même temps de préciser les enjeux de la recherche.
Les évolutions de l'office du juge sont-elles satisfaisantes ?
BB :Les juges, dans le contexte actuel, croulent sous les flux d’actes répétitifs souvent peu valorisants qui noient le cœur de l’office. Ce travail de distinction, de définition et de classification des offices que nous avons mené part de ce constat. Il fallait donc tout mettre à plat et commencer par étudier la pratique du juge pour en dégager les offices principaux.
Quel est l'impact de ces évolutions sur l'indépendance de la Justice ?
BB :L’impact sur l’indépendance de la Justice est colossal puisque l’office du juge a pour moteur la prudence et l’autorité, deux notions subtiles qui n’ont rien à voir avec l’inaction et l’autoritarisme. La forte charge éthique de l’office doit conduire à mener une réflexion sur les limites de ce qui pourrait passer précisément pour un excès d’indépendance.
© Ministère de la Justice - SG/DICOM - Damien Arnaud